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Trois femmes - Robert Musil: Extrait de Tonka

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

Dans ces rêves, Tonka était toujours immense comme l'amour, et non plus la malheureuse petite employée de magasin qu'elle était ; mais chaque fois elle changeait d'aspect. Parfois elle était sa propre sœur cadette (alors qu'il n'en avait jamais eu), et souvent un simple froissement de robe, la sonorité et la cadence d'une autre voix, le geste le plus étrange et le plus surprenant, l'attrait d'aventures inouïes qui lui valait, comme cela n'arrive qu'en rêve, la simple intimité chaleureuse de son nom, aventures qui lui dispensaient, dès le moment où elles n'étaient encore tout entières que la tension du désir, la béatitude sans effort qui précède la possession. Avec ces doubles s'élevait en lui une inclination apparemment sans attache et sans réalité, une intimité surhumaine, dont on n'aurait pu dire si elle cherchait à se délivrer de Tonka ou au contraire à s'unir enfin réellement à elle. Quand il y réfléchissait, il devinait que cette mystérieuse faculté de transfert et cette indépendance de l'amour devaient se manifester aussi à l'état de veille. Ce n'est pas l'aimée qui est à l'origine des sentiments qu'elle semble avoir fait naître ; ceux-ci étant simplement posés derrière elle comme une lumière. Mais alors qu'en rêve une mince faille subsiste par laquelle l'amour se détache de l'aimée, à l'état de veille cette faille est bouchée, comme si l'on était simplement la victime d'une histoire de sosies, et condamné par on ne sait quelle puissance à juger merveilleux quelqu'un qui est loin de l'être. Il n'avait pas le courage de placer cette lumière derrière Tonka.

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