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Une doctrine adaptable

Publié le 17/01/2022

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21 avril 2002 DIX ans durant, le Front national a été, parmi les formations politiques françaises, celle qui a attaché le plus d'importance aux questions idéologiques. Ce parti a en effet mené, malgré l'ostensible désintérêt de son chef pour tout ce qui est intellectuel, une entreprise méthodique de mise à jour de son héritage politique et idéologique. Ses « intellectuels organiques » se sont mobilisés pour cette tâche, en particulier au sein du « conseil scientifique » du Front national, ainsi que dans les colonnes de la revue Identité, dont les 25 numéros sont parus entre mai 1989 et novembre 1998. Leur travail a donné au Front national de la fin des années 1990 une identité idéologique et politique très différente de celle qui était la sienne au début des années 1980. La mutation s'est accomplie au rythme des défis politiques auxquels ce courant s'est trouvé confronté : chute du mur de Berlin et effondrement du bloc de l'Est, guerre du Golfe, construction européenne. D'autre part les cadres de ce parti se sont réapproprié, en l'adaptant, l'héritage idéologique des extrêmes droites européennes. Ils ont fait adopter à leur parti une identité idéologique très proche de celle de la droite révolutionnaire d'entre les deux guerres. Ils ont, à l'occasion de cette mise à jour, réussi à faire fusionner des apports provenant de cultures politiques, a priori incompatibles, qui composent le FN. En particulier catholique intégriste et néo-païenne. Ce travail a facilité plusieurs évolutions majeures du mouvement. Le premier réajustement est géopolitique. Le FN se pensait avant la chute du Mur comme le meilleur allié du monde libre dans sa lutte contre le communisme. L'épouvantail soviétique disparaissant, l'ennemi devient américain. Et l'opposition du mouvement à la guerre du Golfe est venue sceller ce retournement. Sur le plan économique, il a basculé du libéralisme à l'anti-libéralisme. En 1985, le FN entendait « entreprendre une révolution libérale » et Jean-Marie Le Pen s'est plusieurs fois défini comme un « Reagan français ». Aujourd'hui, il refuse le libéralisme comme le dirigisme, il pourfend « le libre-échangisme destructeur » et a réclamé un « nouveau protectionnisme ». La synthèse de ces deux évolutions permet au FN d'affirmer que l'antagonisme principal est désormais celui qui oppose les peuples enracinés au système mondialiste. Désormais, à ses yeux, le clivage politique majeur n'oppose plus la vision libérale à la conception marxiste, mais la vision identitaire au projet mondialiste. En matière sociale, le FN a su opérer un tournant radical en 1992, pour éviter que la gauche joue de la contradiction entre les aspirations sociales de l'électorat populaire que le FN avait gagné à lui et son programme économique, qui avait été conçu pour séduire des petits patrons. Parallèlement à ces évolutions très spectaculaires, le FN s'est attelé à une entreprise de reformulation de son vocabulaire et à une redéfinition des principaux concepts politiques. Il a ainsi euphémisé son vocabulaire sur l'immigration en adoptant la thématique de la « préférence nationale ». Thématique articulée avec son nouveau discours économique. Quand le conseil scientifique du FN consacre un colloque aux origines de la France, il marque une rupture avec la conception républicaine de la nation. Jean-Marie Le Pen reprend à son compte les conclusions de ce travail : « Nous défendons une certaine idée de la France. Elle n'est ni de gauche ni de droite, ni d'hier ni de demain. Elle est consubstantielle à notre devenir. Elle est indissolublement liée à notre sang, à notre sol, à notre mémoire. » Il poursuit : « Pour qu'il y ait politique, il faut donc que se combinent trois éléments fondamentaux : un peuple homogène, vivant sur le territoire dont il a hérité de ses pères, et vivant en accord avec sa tradition. » Jean-Marie Le Pen qui réaffirme : « Oui, il y a inégalité des races comme il y a inégalité des civilisations », se défend aussitôt de tout racisme pour évoquer à nouveau les « facteurs biologiques », la « substance biologique », la mémoire qui sourd « dans nos veines ». Il est par ailleurs probable qu'il a lu un texte écrit par d'autres. Mais le programme de gouvernement du Front national édité en 2001 s'inscrit dans la continuité de cette rupture avec la conception républicaine : « La France est une nation «venue du fond des âges» et sa population est pour l'essentiel fixée depuis plus de deux millénaires. Elle est principalement issue de la fusion de trois composantes européennes : celte, latine, germanique. » « Mais, poursuit le texte, l'intégration massive de millions de ressortissants immigrés détruit cette identité. Il faut donc inverser le courant de l'immigration. » Un travail comparable a été mené à terme pour subvertir la notion de peuple, redéfini lui aussi sur des bases ethniques ; même la devise républicaine Liberté Egalité Fraternité a été retournée en affirmant que la fraternité est le sentiment que se portent les frères et soeurs, donc de même sang. Et non que les citoyens doivent adopter entre eux l'attitude qui est naturelle entre frères et soeurs ! Une vraie république ou une vraie démocratie ne pourrait dès lors exister qu'entre personnes de la même origine. Les intellectuels organiques du FN ont mobilisé pour cette entreprise un outillage intellectuel éclectique issu de différents courants, allant de l'anti-libéralisme catholique du XIXe siècle aux théoriciens de la droite révolutionnaire française, de la révolution conservatrice allemande, c'est-à-dire de l'extrême droite prénazie, jusqu'au traditionalisme fasciste d'un Julius Evola. Cet outillage, ces références sont familiers à des centaines de cadres de l'extrême droite française en général et du FN en particulier. En revanche les électeurs du FN, et même les militants de base, ne soupçonnent pas leur existence. Le Pen lui-même a toujours montré une souveraine indifférence devant les questions intellectuelles et théoriques. La culture intellectuelle et politique de la droite révolutionnaire pourrait ne concerner qu'un courant en marge de l'extrême droite. Elle a, en fait, forgé la personnalité politique et intellectuelle des principaux cadres du FN. C'est de cette culture que relèvent les auteurs de référence que Jean Mabire, semaine après semaine, présente dans National Hebdo, c'est elle que diffusent les librairies dont les publicités paraissent dans toutes les publications du FN. Un univers culturel négligé par la science politique universitaire. Identité a consacré en janvier 1994 un numéro à « La modernité du Front national ». Pierre Sirgue y explique : « Beaucoup de valeurs sacrées, morales, identitaires ou nationales que défend le mouvement national ont été dans le passé prônées par des mouvements ou des penseurs contre-révolutionnaires, antirépublicains ou antidémocratiques. La force du Front national consiste précisément à rendre possible la renaissance de ces valeurs à l'aube du XXe siècle dans le cadre de la République et du principe démocratique de souveraineté populaire. En ce sens, le Front national, grâce à cette conception nouvelle de «démocratie organique» ou de «république naturelle», se révèle comme un mouvement capable d'assurer la réconciliation définitive de la France d'aujourd'hui avec celle d'hier et de féconder son avenir par ses valeurs les plus anciennes et ses traditions les plus profondes. » L'appareil du FN est soudé par une idéologie qu'il s'est forgée, une culture d'une droite radicale opposée aux valeurs que partage le reste du champ politique. Elle est en particulier radicalement antagonique avec les valeurs fondamentales de la droite gaulliste ou libérale. L'idéologie des cadres du FN n'exprime pas un durcissement des idées de la droite républicaine. Elle est au contraire issue d'une tentative consciente de les éliminer en leur substituant le corpus idéologique modernisé des droites radicales ou droites révolutionnaires. RENE MONZAT Le Monde du 29 avril 2002

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