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Voter Chirac

Publié le 17/01/2022

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5 mai 2002 LA FRANCE est, massivement, descendue dans la rue. Elle s'est ainsi rassurée au spectacle de sa jeunesse mobilisée, anticipant un vote que l'on souhaite aussi puissant que possible en faveur du candidat de la République. Chaque chose en son temps : après les manifestations d'un 1er Mai hors du commun, il reste à réussir le vote du 5 mai afin de se prémunir contre un nouveau coup de tabac électoral. D'abord, donc, voter Chirac pour écarter Le Pen. Oui, enfouir Le Pen sous des bulletins Chirac. Puis tenter de tirer d'un mal - le score de l'extrême droite - un bien : organiser le rebond, le sursaut républicain. Pour y parvenir, il faudra sans doute s'accorder sur les éléments suivants : la percée de Jean-Marie Le Pen et sa qualification pour le second tour de l'élection présidentielle ne sont pas un simple accident de parcours ; une nouvelle page de notre histoire s'est ouverte, quelque chose a commencé, à charge pour nous de faire en sorte que ce quelque chose garde les couleurs de la démocratie et du progrès ; les recettes qu'il nous faudra élaborer pour résoudre cette crise ne sont pas exclusivement, ni même peut-être principalement, à rechercher du côté de l'économie et du social : nous sommes dans une crise politique qui affecte le ciment de la société, son « vivre ensemble » ; enfin, il faudra nous doter d'un projet qui redonne du sens à la France dans l'Europe, ainsi qu'à l'Europe elle-même. Tout cela peut et doit être entrepris, à condition de raison garder : l'Apocalypse n'a pas commencé ; nous ne sommes pas dans la situation de l'URSS de Gorbatchev, au bord de la dissolution du pays ; ce dernier n'est pas, comme le proclame Jean-Marie Le Pen, à ramasser à la petite cuillère ; pas plus qu'il n'est prêt à on ne sait quel « grand soir », rêve permanent de celles et ceux qui, à l'extrême gauche, ont hier écarté Jospin, et aujourd'hui renvoient Chirac et Le Pen dos à dos. On ne dira jamais assez le tort fait par la thématique du « déclin », qui ressort à chaque campagne électorale, où il n'est question que de « redresser » un pays qui ne cesserait de s'effondrer. La France est un pays riche, notamment de ses ressources intellectuelles, qui s'est déjà beaucoup transformé, qui a les moyens d'affronter, avec ses partenaires européens, les lourds problèmes qui sont les siens. En revanche, il est vrai que l'optimisme historique de nos parents nous manque : les Français, comme les autres Européens des années 1950-1960, se projetaient ensemble dans l'avenir, pour dépasser leurs querelles meurtrières du passé, et les malheurs du présent. Or, depuis l'avènement de l'euro, nous avons, au fond, touché tous les dividendes de cette vision ; un peu comme si nous avions consommé l'héritage de ceux qui ont mis sur pied l'Union européenne. Désormais, et cela est en fait sensible depuis le sommet de Nice, consacré à l'élargissement, et marqué par l'isolement de la France, le doute s'est installé : un peu comme si l'Europe était toujours considérée comme avantageuse pour la France en général, et douloureuse pour certaines catégories de Français en particulier ; l'ambition technologique recule, en France comme en Allemagne ; l'un et l'autre pays sont désormais, à travers leurs opinions, les plus réticents à l'élargissement ; et chacun de constater que, sur le théâtre principal de la scène internationale, le Proche-Orient, elle est impuissante. Chacun aussi d'oublier que, sans Europe forte, il sera vain d'espérer « organiser » ou « réguler » la mondialisation économique. Il faudra donc, sans tarder, être capable de donner aux Français de meilleures raisons de croire à la souveraineté partagée ; à charge pour le président de donner à nos partenaires, en premier lieu aux Allemands, de bonnes raisons de croire à la victoire d'un leadership partagé. Il est en effet frappant de constater que les premières options affichées par Le Pen en vue du second tour étaient délibérément hostiles à l'Union européenne et à l'euro. Tout comme il est clair que les points forts du vote Le Pen ont un point commun : leur concentration aux frontières de l'Hexagone. La carte des régions qui ont placé Le Pen en tête au premier tour suit très exactement les contours de celles-ci. Le clivage ouverture- repli est donc majeur. Cette situation commande aux futurs gouvernants, non seulement de redéfinir, mais aussi de mieux assumer et mieux incarner l'ambition européenne de la France. Cela fait partie du combat que la démocratie française va désormais devoir mener si elle veut éviter que l'avertissement Le Pen ne devienne une menace Le Pen se joue. Un combat qui se joue aussi, sinon d'abord, à l'intérieur de l'Hexagone. Il faudra faire le deuil d'une monarchie présidentielle installée par et pour de Gaulle, et qui avec Chirac a atteint un stade d'affaiblissement qui nécessite sa transformation ; passer d'une République jacobine à une République girondine, tant il est vrai que seule une puissante décentralisation rapprochera les citoyens des lieux de la décision - puisqu'il y a éloignement du politique, rapprochons-la ! La Troisième République n'avait pas d'autre ambition lorsque, à peine installée, elle a forgé la grande loi sur les communes ; la commune de notre époque, de toute l'Europe, c'est la région ; la décentralisation est aussi le meilleur levier possible pour entreprendre la réforme de l'Etat, non pour l'affaiblir, ce que craignent et refusent les Français, mais pour lui permettre de se consacrer à l'essentiel : la sécurité bien sûr, la justice, l'éducation et surtout l'immense ambition qui doit être celle de la recréation d'un ascenseur social qui permette l'intégration. L'intégration, ardente obligation pour qui veut fortifier la démocratie française à travers la diversité culturelle, ethnique, religieuse de la France telle qu'elle est. Bref, il y a du pain sur la planche ! Mais avant tout cela, il y a un second tour. La campagne qui touche à sa fin a au moins permis de vérifier ceci : le pays a pu prendre connaissance des propositions du FN, et vérifier qu'il ne peut être audible que sous l'angle de la dénonciation, tous azimuts, de tout ce qui n'est pas l'extrême droite. Il ne devrait plus pouvoir faire illusion sous l'angle des valeurs comme sous celui des propositions ; mais la droite va devoir vivre sous la pression d'une puissante force protestataire. Face à celle-ci, le 5 mai, il y a Chirac. C'est ainsi. La République s'accommodera d'un homme dont les pratiques, lorsqu'il était maire de Paris, ont pu paraître à beaucoup, à commencer par nous-mêmes, hasardeuses. La République ne doit pas, en revanche, s'accommoder d'un homme dangereux. Au soir de ce 5 mai, il appartiendra à Jacques Chirac de prendre à bras-le-corps cette situation inédite : fort d'un mandat beaucoup plus large que celui de tous ses prédécesseurs, il devra être le promoteur d'une nouvelle donne démocratique, d'une révolution républicaine. La présidence devra donc être autre chose que la propriété d'une petite camarilla, réglant ses comptes hier avec les balladuriens, aujourd'hui avec les centristes, demain avec la gauche. Bref, Jacques Chirac devra résister à la tentation, qui l'étreint déjà, de transformer une victoire que nous voulons pour lui, pour nous tous, historique, en petite opération politique. S'il devait y céder, il serait, comme l'a malencontreusement déclaré Alain Juppé à propos des manifestants du 1er Mai, « à côté de la plaque ». Mais rien n'est encore joué : les bulletins « Chirac » devront donc prendre le relais des manifestants de mercredi pour que le vote Chirac soit aussi un vote d'espoir. JEAN-MARIE COLOMBANI Le Monde du 3 mai 2002

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