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BARRÈS, DURKHEIM ET LE SUICIDE

Publié le 18/12/2022

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durkheim

« L ■ s u C D ■ BARRÈS, DURKHEIM ET LA MORT Si des lycéens se suicident, est-ce parce que l'Université, coupée de ses traditions morales, est devenue incapable de donner aux jeunes gens un nécessaire équilibre psychique? C'est du moins la , thèse que soutient avec vigueur, en 1909, devant l'Assemblée, le député Maurice Barrès.

Et d'appeler à la rescousse un sociologue aux thèses audacieuses quoique fort éloignées des siennes, Émile Durkheim. A la fin du mois de mai 1909, la presse annonce le suicide d'un garçon de quinze ans : « Déjà fatigués de la vie qu'ils trouvaient vide et sans but, trois élèves de troisième du lycée Blaise Pascal, à Clermont-Ferrand, décidèrent de se suicider.

Et, pour ennuyer leur professeur autant que pour crâner devant leurs condisciples, de le faire l'un après l'autre et en pleine classe.

Pour savoir qui commencerait, les trois jeunes gens tirèrent au sort, qui désigna le jeune Nény, fils d'un instituteur d'une commune voisine.

Obéissant à la parole donnée, [...

] Nény tira un révolver de sa poche et se fit sauter la cervelle.

L 'intervention du professeur et de plusieurs élèves empêcha les deux autres désespérés de mettre à exécution leur funèbre projet 1.

» Le 21 juin suivant, à la Chambre des députés, Maurice Barrès questionne le ministre de l'instruction publique, Gaston Doumergue.

L'écrivain nationaliste intervient assez peu dans les débats ; sa démarche suscite d'autant plus de curiosité. La question qu'il soulève a trait au suicide d'Armand Nény.

Le geste du jeune garçon était apparemment attendu de ses camarades : ils guettaient l'heure.

Il y avait eu entre le suicidant et ceux-ci une « véritable conspiration ».

Au récit qu'il en donne, Barrès ajoute cinq autres cas de suicides ou de suicides présumés de jeunes garçons qui ont eu lieu en ce mois de juin. I!« ACTION FORMIDABLE» DES PROFESSEURS 5 i l'honorable député parle de ces morts prématurées, c'est qu'à ses yeux la gravité des faits appelle une explication générale.

Certes, on peut juger que le suicide affecte une personne «prédisposée » mais, dit Barrès, « un prédisposé n 'est pas un condamné ».

Il faut qu'il existe un conditionnement particulier pour passer à l'acte. Bàrrès le connaît et l'expose : ce conditionnement, c'est celui de l'Université française coupée des traditions morales, incapable de donner aux enfants les repères indispensables à la formation de leur équilibre psychique.

Les nouveaux maîtres, issus de la Sorbonne nouvelle, ne peuvent plus, à la différence des universitaires d'autrefois, «parler aux enfants de leur demeure familiale, de la tombe des aïeux, de l'honneur du nom, de la religion, de toutes les vénérations françaises ».

La droite de la Chambre applaudit, Barrès continue. Les maîtres d'aujourd'hui ne s'adressent qu'à l'intelligence et méprisent les « vérités éternelles ».

Le professeur qui débarque de Paris est précédé du prestige intellectuel avec lequel le père de famille ne peut pas rivaliser.

Il opère sur ses élèves une « action formidable ».

Il pourrait leur enseigner la différence entre le bien et le mal, mais il préfère exciter leur esprit.

L'intelligence pure sans le verrou de la morale séculaire, c'est comme une automobile dont on augmente la puissance tout en diminuant la force de freinage. Pour démontrer l'amoralisme de la nouvelle Université, Barrès cite un lycée qu'on a baptisé du nom de Fragonard.

Estil bien venu d'attribuer le patronyme d'un peintre libertin à un établissement scolaire ? Gaston Doumergue, ministre de l'instruction publique, nie le fait : non, il n'y a pas, il n'y aura pas de lycée Fragonard ! Sa réponse ne satisfait pas la gauche : Henri IV n'était-il pas un libertin ? Et Louis le Grand, donc ? Le débat devient frivole.

Barrès tente de le ramener à la question centrale : il y avait jadis une morale enseignée par l'école, il n'y en a plus.

On parle, certes, d'une nouvelle morale, mais on l'attend toujours.

A preuve que dans les traités en cours au lycée on ne parle à aucun moment du suicide.

La vérité, dit Barrès en substance, c'est qu'aujourd'hui les maîtres de nos enfants ne savent plus parler de la patrie, de la famille, et encore moins de la religion. Nous voilà au cœur de la controverse, au résumé des divergences entre la droite et la gauche.

Pour Barrès, appuyé par les députés conservateurs, la cohésion sociale ne peut exister, la sauvegarde de la société et de la civilisation ne peut être garantie, L ' HISTOIR E N ° 1 8 9 JUI N 19 95 40 Michel Winock Professeur d'histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Paris, conseiller de la rédaction de L'Histoire, Michel Winock est l'auteur de nombreux ouvrages, notamment Le Socialisme en France et en Europe (Le Seuil, 1992) et Parlez-moi de la France (Pion, 1995).

Ses derniers articles dans L 'Histoire étaient intitulés: « Fallait-il fusiller Brasillach ?» (n° 179, spécial « La France libérée »), « Les Français ont-ils le cœur royaliste? » (n° 184, spécial « Les Français et le roi ») et « Vichy et le cas Emmanuel Mounier » ( n° 186). sans la religion.

Habile, il cite une source que la gauche républicaine ne peut réfuter, Emile Durkheim, professeur de sciences sociales à la Sorbonne, dont la thèse sur le suicide a été un événement intellectuel.

Or que dit Durkheim, le sociologue dreyfusard ? « La religion a incontestablement sur le suicide une action prophylactique.

» L'Université qui forme les maîtres des lycées a supprimé la morale religieuse. Elle a créé une atmosphère de trouble, entraînant les élèves aux lectures « les plus pernicieuses ».

C'est ainsi que le jeune Nény lisait Schopenhauer.

Pas de censure ! Un « tout est permis» est en train de décomposer l'âme française.

Et, lorsque l'élève du lycée de Clermont est mort, qu'a dit son proviseur, qu'a dit notre ministre? Rien.

Il fut un temps où le Grand Maître de l'Université, en pareilles circonstances, ne se serait pas dérobé à ses devoirs. L'irresponsabilité morale, d'un bout à l'autre de la hiérarchie universitaire, voilà la cause des suicides des lycéens ! DU CAS PARTICULIER A LA GÉNÉRALISATION G aston Doumergue doit répondre.

Ce juriste, radical socialiste, issu d'une famille protestante du Gard, défenseur du transfert des cendres d'Émile Zola au Panthéon, est acquis à l'idéal laïque, tout comme Clemenceau, le chef du gouvernement.

Pour lui, la question de ce suicide n'est qu'un prétexte pour les défenseurs de l'enseignement catholique.

Il a beau jeu de faire valoir à Barrès qu'en matière de lectures dangereuses, Le Jardin de Bérénice publié jadis par son interpellateur pourrait être aussi délétère que les œuvres de Schopenhauer.

Sa défense pourrait être simple : le cas du jeune Nény est un cas particulier, à partir duquel il est interdit de tirer des généralités.

Au lieu de s'en tenir à la singularité d'un cas qui ne préjuge pas de la tenue morale en général des lycées de France, Doumergue se laisse aller à la polémique anticléricale, citant à la tribune des bulle- DES LYCÉENS En 1909, le journal Le Pèlerin annonçant le suicide d'un lycéen, légende ainsi son illustration : « Un lycéen se suicide à Clermont, un autre lycéen se suicide à Bourg... Résultats de la morale sans Dieu à l'école! » ( cl.

KharbineTapabor). 1.

Le suicide égoïste, qui relève de l'isolement de l'individu, détaché de son groupe d'origine ou sans appartenance forte; il montrait ainsi que le suicide était plus fréquent chez les catholiques que chez les Juifs, et plus répandu chez les protestants que chez les catholiques; de même, le suicide était plus le fait des célibataires que des pères et mères de famille ; enfin son taux s'élevait dans les sociétés politiques aux liens relâchés. 2.

Le suicide altruiste, le contraire du précédent, dû à l'effacement de l'individu derrière une cause ou un groupe supérieur (martyrs chrétiens, pères de famiUe, militaires ...

). 3.

Le suicide anomique, repérable dans les sociétés en crise où s'observent les ruptures de « solidarité organique ».

La libération des forces économiques, les règles sauvages de la concurrence, l'exacerbation des ambitions, voilà autant de faits qui provoquent l'état chronique d'anomie dans le monde économique moderne, la crise n'en étant que le moment de surcharge. D 'autre part Durkheim considère l'anomie conjugale, produite par le divorce, comme une des causes de la surmortalité masculine par suicide. 4.

Le suicide fataliste , opposé au précéSelon le sociologue Émile Durkheim qui publie, en 1897, un livre fondateur, Le Suicide, chaque cas de suicide est la « répercussion individuelle • d'un état général de la société ( cl.

Bibl.

nat. de France). tins d'associations catholiques un peu niais.

Il se voit alors reprocher par le député conservateur Denys Cochin de soulever une moitié de la France contre l'autre. Le ministre a beau faire l'apologie de la morale enseignée par les établissements publics, Barrès a le dernier mot : « On regrette ,.

au terme d'un tel débat, si terrible et d 'un sens si profond, que nous ayons au gouvernement des hommes qui ne sachent pas ou qui ne veulent plus faire appel aux forces de l'idéal.

» (Applaudissements à droite et au centre.

Bruit à gauche.) Le débat n'en reste pas là.

Émile Durkheim, utilisé par Barrès, ne répond pas directement.

C'est à Célestin Bouglé que revient la réplique.

Celui-ci, à trente-neuf ans, fait partie de cette École française de sociologie animée par Émile Durkheim, où se côtoient encore Maurice Halbwachs, Lucien Lévy-Bruhl, Marcel Mauss ...

La question du suicide était au centre de leur démarche : le maître l'avait prise pour objet d'étude et de manifeste en faveur de la · sociologie dans sa.... »

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