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Albert CAMUS, Carnets

Publié le 18/10/2010

Extrait du document

camus

 

Peut-être que New York n'est plus rien sans son ciel. Tendu aux quatre coins de l'horizon, nu et démesuré, il donne à la ville sa gloire matinale et la grandeur de ses soirs, à l'heure où un couchant enflammé s'abat sur la VIII' Avenue et sur le peuple immense qui roule entre ses devantures, illuminées bien avant la nuit. Il y a aussi certains crépuscules sur le Riverside 1, quand on regarde l'autostrade2 qui remonte la ville, en contrebas, le long du Hudson 3, devant les eaux rougies par le couchant ; et la file ininterrompue des autos au roulement doux et bien huilé laisse soudain monter un chant alterné qui rappelle le bruit des vagues. Je pense à d'autres soirs enfin, doux et rapides à vous serrer le coeur, qui empourprent les vastes pelouses de Central Park, à hauteur de Harlem '. Des nuées de négrillons s'y renvoient une balle avec une batte de bois, au milieu de cris joyeux, pendant que de vieux Américains, en chemise à carreaux, affalés sur des bancs, sucent avec un reste d'énergie des glaces moulées dans du carton pasteurisé, des écureuils à leurs pieds fouissant la terre à la recherche de friandises inconnues. Dans les arbres du parc, un jazz d'oiseaux salue l'apparition de la première étoile au-dessus de l'Imperial State 4 et des créatures aux longues jambes arpentent les chemins d'herbe dans l'encadrement des grands buildings, offrant au ciel un moment détendu leur visage splendide et leur regard sans amour.

Albert CAMUS, Carnets, 1962.

1. Riverside, Harlem : quartiers de New York. 2. Autostrade : autoroute. 3. Hudson : fleuve qui borde New York. 4. Imperial State : un des plus hauts gratte-ciel de New York.

 

 

Dans un commentaire composé, vous pourriez étudier par quels moyens l'auteur exprime les sentiments divers et complexes que lui inspire la ville. On cherchera à dégager d'abord ce qui fait l'originalité de cette page par rapport à d'autres descriptions similaires de la grande ville. On remarquera la relative absence de détails pittoresques concernant les monuments et l'intérêt extrême que Camus porte aux gens... On insistera sur les paradoxes (la douceur, la nature) et sur la diversité des sentiments éprouvés (comme le suggère le libellé).

 

 

  • I. Une description de ville

 - Le rôle du ciel.  - Les soleils couchants.  - Les lieux.

  •  II. L'originalité de la ville
 - Ville et nature.  - Une population disparate et vivante.
  •  III. Les sentiments de l'écrivain
 - Un sentiment de douceur (par les sensations auditives).  - Une certaine tension et l'absence d'amour.

 

camus

« son ciel.» Curieuse approche de la ville en effet que celle qui entreprend de la définir d'abord par la présence de sonciel «nu et démesuré», alors que le regard habituel nous fait plutôt découvrir des gratte-ciel gigantesques quiobstruent le ciel.

Curieuse ville en outre que celle-ci, qui ne semble exister que par ce ciel au-dessus de sa tête, quilui donne sa véritable dimension.

L'amour de Camus pour la ville transparaît aussi très rapidement, à la fin même dela deuxième phrase lorsque l'écrivain célèbre la «gloire matinale» et «la grandeur de ses soirs».

Les mots «gloire»,«grandeur» donnent une des tonalités du texte : celle d'une célébration des beautés de la ville.

Mais ces beautéssont vues à un moment spécifique de la journée : le soir. Toute la suite du texte en effet est constituée d'une description de couchers de soleil sur la cité, ce qui lui donneun aspect tout à fait particulier et nouveau.

En réalité la page de Camus n'est pas centrée sur la description d'ununique crépuscule mais sur une évocation d'une succession de couchants tous différents les uns des autres, ce quidonne à la ville une grande diversité selon les moments de l'année ou la qualité de ces soirées, et une grandevariété d'apparences : la ville présente une multitude de visages.

Les impressions dépendent aussi des lieux où l'onse trouve pour apprécier les qualités variées de ces couchants : «VIIIe Avenue» où «s'abat» «un couchantenflammé» ou «certains crépuscules» qui métamorphosent le «Riverside», ou bien encore ces «autres soirs» «quiempourprent les vastes pelouses de Central Park» jusqu'à «l'apparition de la première étoile» ; il y a presque autantde sensations que de jours différents...

La description en outre est aussi peu pittoresque que possible en ce quiconcerne, par exemple, les notations de couleurs, très peu nombreuses : quelques allusions à la couleur rouge,classique en l'occurrence, comme ces «eaux rougies» de l'Hudson ou le verbe empourprer utilisé pour décrire lespelouses du parc dans la deuxième partie. De même qu'elle évoque une série de soirs successifs en une série d'impressions visuelles ou auditives, la descriptionbrasse un espace suffisamment large pour nous montrer de la ville un ensemble assez vaste : ainsi voit-on aussibien les parages de la «VIII' Avenue» et les «devantures» de ses commerces, les vitrines «illuminées bien avant lanuit», que le Riverside avec son «autostrade» «qui remonte la ville, en contrebas», puis «Central Park, à hauteur deHarlem», avec enfin la masse impressionnante de «l'Imperial State».

En fait, Camus, étranger à la ville, ne retient decelle-ci que les lieux marquants et évocateurs : les «devantures illuminées», les autoroutes «le long de l'Hudson»(tout ce qui renvoie à l'idée de ville riche — on y gaspille l'énergie en allumant les lumières des magasins avant mêmequ'il ne fasse nuit — et commerçante, et de gigantisme : «ciel démesuré», «peuple immense») ou le grand parccentral de la ville (spécifique de New York, avec cet espace naturel au coeur même du béton) pour terminer par legratte-ciel le plus élevé alors, véritable emblème de la ville...

De toute façon les lieux ne sont pas jamais décrits nonplus avec une grande précision, ils sont souvent simplement nommés : entre les lignes apparaissent néanmoins tousles éléments constitutifs de la très grande métropole : «un peuple immense qui roule entre [les] devantures», «la fileininterrompue des autos», quelques «grands buildings» : un point c'est tout.

Activité bourdonnante, circulationincessante, immeubles très élevés.

Les lieux sont là comme points de repère, comme signes, mais jamais considérésen soi pour leur beauté propre ou leurs particularités.

Là n'est pas le véritable sujet de l'extrait.

Ni la véritableoriginalité de la ville. Ce qui frappe Camus, ce sont plutôt les contrastes, qui viennent rompre l'image traditionnelle que l' on se fait de laville.

Curieusement en effet dans cette ville, les éléments naturels semblent assez nombreux : outre le ciel (mais leciel est partout présent, dans quelque ville que ce soit, si ce n'est qu'ici il semble donner vie à la ville qui ne serait«plus rien sans» lui...), on remarquera aussi la présence essentielle du fleuve, l'Hudson, dont les eaux sont «rougiespar le couchant».

Surtout, une moitié de l'extrait est consacrée à «Central Park» et, paradoxalement, la ville prend alors des allures de campagne, avec son paysage bucolique, ses animaux familiers, tels les «écureuils...

fouissant laterre à la recherche de friandises inconnues» ou le «jazz d'oiseaux saluant l'apparition de la première étoile)) ou ces«chemins d'herbe» enfin, parcourus par des «créatures aux longues jambes»...

Certes les animaux eux-mêmessemblent très urbanisés : les «écureuils» sont au pied des Américains assis, pas farouches, avec des goûts civilisés(ils cherchent des restes de sucreries), de même les oiseaux font du «jazz» ! Mais ville et nature semblent cohabiteravec une certaine harmonie, un certain bonheur, qui donnent à la ville un caractère étrange.

- Mais ce qui intéresse surtout Camus dans cette description des soirs new-yorkais, ce sont les habitants, montrésjustement à une période de la journée où, le travail fini, ils se livrent à des activités différentes de celles qui lesoccupent le reste de la journée.

La ville, d'abord, est grouillante de vie : Camus parle d'un «peuple immense», mais àl'intérieur de la cité ce sont surtout des «autos» que l'on voit, dans la Ville Avenue ou sur «l'autostrade»...

Enrevanche dans «Central Park», les gens sont plus nettement visibles, mieux individualisés, plus présentsconcrètement : ils s'adonnent à des loisirs, ou au farniente.

Ainsi ces «nuées de négrillons» (nous sommes àproximité d'Harlem, le quartier noir) qui «s'y renvoient une balle avec une batte de bois» : c'est une vision ici, uninstantané, d'une certaine Amérique, la plus profonde peut-être : un croquis allègre d'enfants jouant au base-ball, lejeu national.

Tout y respire la gaieté, grâce entre autre aux sonorités alertes, aux allitérations dynamiques en «b» («balle, batte, bois»).

À l'autre extrémité (par l'âge) ce sont de «vieux Américains» que nous montre l'écrivain.Camus ici s'y abandonne à davantage de précision pour décrire avec des détails choisis nettement lescaractéristiques de ce peuple : les vêtements, «chemises à carreaux», par exemple, ou les attitudes : ils sont«affalés sur des bancs» et «sucent avec un reste d'énergie des glaces moulées dans du carton pasteurisé, desécureuils à leurs pieds» : en quelques mots, c'est tout un visage de l'Amérique qui surgit, une Amériquedécontractée («affalé») avec son goût pour les glaces sucrées, les «friandises», et même son amour pour lesanimaux...

Se glissent en outre quelques notations, sûrement humoristiques, sur l'industrialisation, la recherche del'hygiène aseptisée (avec les adjectifs «moulées» et «pasteurisé» caractérisant glaces et carton).

Plus loin dans letexte enfin passe en courant une autre Amérique, celle du rêve (véhiculé par le cinéma hollywoodien) : les«créatures aux longues jambes» arpentant «les chemins d'herbe» du parc et offrant aux passants «leur visage. »

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