« Eh bien, continuons. »: Desinit de Huis-Clos de SARTRE

« est à la fois condamnation et châtiment.

Soumettant le sujet à la question, le regard de l'autre est dans le mêmetemps instruction et torture.

Dépossédé de tout jugement réflexif, je ne suis plus que ce qu'autrui dit que je suis,forcément coupable et dolent, et parce que sans estime pour moi-même, incapable d'aimer.On se souvient que ce thème du regard de l'autre, de sa présence inéluctable, avait déjà donné lieu à des envoléeslyriques d'Inès.

Sa reprise par Garcin, en cette dernière page, va prendre une ampleur tragique qui n'est pas, touteschoses étant égales, sans évoquer la démence d'Oreste : « [...] avec tous ces regards sur moi.

Tous ces regardsqui me mangent...

(Il se retourne brusquement.) Ha ! vous n'êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plusnombreuses.

(Il rit.) »La folie pour issue ? Des issues condamnéesBouquet final des passions, le desinit de Huis clos est un éclat de folie, de violence et de rire.Face à une situation sans issues repérables, la folie est, en effet, une solution toujours possible.

Celle, à samanière, que retient la tragédie : changer sa conscience du monde à défaut d'en pouvoir changer l'ordre.

Ladémence de Garcin, cependant, ne sera pas une fuite, par nature inconcevable en enfer, mais le moyen quasimystique de parvenir à la vérité.

L'hallucination une fois surmontée, reste ce constat lucide qu'elle a permis dedégager du fatras des croyances et des peurs ordinaires : «Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les Autres.»«Les Autres», c'est-à-dire, pour Estelle, Inès, qui l'empêche de s'unir avec Garcin.

D'où cet accès de foliemeurtrière, coup de théâtre certes, mais parfaitement en accord avec ce que l'on sait d'Estelle, la seule qui aitcommis un meurtre de ses propres mains.

Bien sûr, le coupe-papier n'est qu'un objet infernal donc sans efficacité;c'est à la lettre un poignard de théâtre — et l'on remarquera avec quel humour d'avant-garde Sartre mêle ici lemonde qu'il représente, l'enfer, et celui qui sert cette représentation, le monde du théâtre et ses accessoires.«Qu'est-ce que tu fais, qu'est-ce que tu fais, tu es folle ? Tu sais bien que je suis morte », s'emporte Inès, « sedébattant et riant».

Et le geste d'Estelle de sombrer dans la vanité à laquelle l'enfer condamne toute action.

Laviolence, pas plus que la folie, n'offre d'issue possible.

Il reste alors le rire, ce rire d'Inès qui emporte bientôt lesdeux autres et, pour un temps, réalise cette unité des trois que leur commune damnation par ailleurs leur refuse.

Lapièce est au bord de s'achever à l'unisson, chacun reprenant en choeur le motif de l'éternité : «Pour toujours !»On sait que la tradition chrétienne médiévale considérait le rire comme diabolique.

Peut-être Sartre s'en souvient-ilen faisant de ce partage du rire le seul moment de bonheur infernal pour son trio de damnés.

Mais de quoi etpourquoi les personnages rient-ils ? Les derniers mots de la pièce seront des mots de résignation : «Eh bien,continuons.» Est-ce à cette résignation que le rire prépare ? Est-il acceptation de la damnation, de sadisproportion, de ce qui l'a motivée ou bien de son absurdité? Ce rire est-il un commentaire, un instant de luciditécritique de chacun sur soi, ou bien une façon pour le trio de s'extraire de la représentation et d'avouer qu'il n'y avaitlà que la représentation d'une farce ? C'est sur ce faisceau de questions que le rideau tombe.

Puisque toutes lesissues sont condamnées, il n'y aura de dénouement qu'en la conscience de chaque spectateur.Huis clos est sans nul doute une pièce philosophique. Conclusion En ces interrogations qui ne trouvent pas plus de réponses satisfaisantes qu'on ne peut les éluder, réside le succèsde la pièce.

Son universalité tient à ce qu'elle pose la question de l'au-delà ou de l'après, et réalise ainsi unesynthèse entre des préoccupations religieuses ou athées.

Que l'on croie en une vie éternelle, sur un modèleeschatologique, ou que l'on se préoccupe du souvenir que laisseront nos actes dans la mémoire de qui noussurvivra, Huis clos met en scène cette conscience angoissée de notre responsabilité qui fait de nous des hommes.. »