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Céline, Voyage au bout de la nuit - Lecture analytique

Publié le 22/05/2010

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Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi ! …Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique. On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichyi ? Qui aurait pu prévoir, avant d'entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j'étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu…Ça venait des profondeurs et c'était arrivé. Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du général qu'il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune d'elles, il n'y avait donc l'ordre d'arrêter net cette abomination ? On ne lui disait donc pas d'en haut qu'il y avait méprise ? Abominable erreur ? Maldonne ? Qu'on s'était trompé ? Que c'était des manoeuvres pour rire qu'on avait voulu faire, et pas des assassinats ! Mais non ! « Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie ! « Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J'en aurais fait mon frère peureux de ce garçon là ! Mais on n'avait pas le temps de fraterniser non plus. Donc pas d'erreur ? Ce qu'on faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se voir, n'était pas défendu ! Cela faisait partie des choses qu'on peut faire sans mériter une bonne engueulade. C'était même reconnu, encouragé sans doute par les gens sérieux, comme le tirage au sort, les fiançailles, la chasse à courre ! … Rien à dire. Je venais de découvrir d'un coup la guerre tout entière. J'étais dépucelé. Faut être à peu près seul devant elle comme je l'étais à ce moment-là pour bien la voir la vache, en face et de profil. On venait d'allumer la guerre entre nous et ceux d'en face, et à présent ça brûlait ! Comme le courant entre les deux charbons, dans la lampe à arc. Et il n'était pas près de s'éteindre le charbon ! On y passerait tous, le colonel comme les autres, tout mariole qu'il semblerait être, et sa carne ne ferait pas plus de rôti que la mienne quand le courant d'en face lui passerait entre les deux épaules. Il y a bien des façons d'être condamné à mort. Ah ! combien n'aurais-je pas donné à ce moment-là pour être en prison au lieu d'être ici, moi crétin ! Pour avoir, par exemple, quand c'était si facile, prévoyant, volé quelque chose, quelque part, quand il en était temps encore. On ne pense à rien ! De la prison, on en sort vivant, pas de la guerre. Tout le reste, c'est des mots. Si seulement j'avais encore eu le temps, mais je ne l'avais plus ! Il n'y avait plus rien à voler !

Louis Ferdinand Céline (1894-1961) a marqué le XX ème Siècle de son œuvre si particulière : la publication de Voyage au bout de la nuit a été un événement. En rompant avec la tradition romanesque, il a permis le développement du genre en 1950. En effet, ce premier roman est représentatif d’un style insolite, reposant notamment sur la langue populaire.

Cette œuvre évoque les tribulations de Ferdinand Bardamu, le narrateur, qui nous livre, dans une 1ère partie, ses peines face à la guerre, la détresse, la maladie, ou nous conte, dans la seconde partie, son expérience de médecin.

L’extrait suivant relate l’épisode où le personnage est confronté à la guerre, après s’être engagé sur un coup de tête. Personnage ordinaire, Bardamu transmet toutes ses émotions, loin de toute considération héroïque. On peut donc se demander quelle représentation de la guerre peut être traduite par un tel narrateur ? Nous verrons tout d’abord que Bardamu, anti-héros, est le 1er témoin des combats ; ensuite, nous montrerons que ce regard de l’humanité bafouée est un moyen de dénoncer la guerre.

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« Céline, Voyage au bout de la nuit - Lecture analytique Intro : Louis Ferdinand Céline (1894-1961) a marqué le XX ème Siècle de son œuvre si particulière : la publication de Voyage au bout de la nuit a été un événement.

En rompant avec la tradition romanesque, il a permis le développement du genre en 1950.

En effet, ce premier roman est représentatif d’un style insolite, reposant notamment sur la langue populaire. Cette œuvre évoque les tribulations de Ferdinand Bardamu, le narrateur, qui nous livre, dans une 1 ère partie, ses peines face à la guerre, la détresse, la maladie, ou nous conte, dans la seconde partie, son expérience de médecin. L’extrait suivant relate l’épisode où le personnage est confronté à la guerre, après s’être engagé sur un coup de tête.

Personnageordinaire, Bardamu transmet toutes ses émotions, loin de toute considération héroïque.

On peut donc se demander quellereprésentation de la guerre peut être traduite par un tel narrateur ? Nous verrons tout d’abord que Bardamu, anti-héros, est le 1 er témoin des combats ; ensuite, nous montrerons que ce regard de l’humanité bafouée est un moyen de dénoncer la guerre. I Bardamu :Anti-héros et témoin principal : Ce texte est extrait de la 1 ère partie du roman.

Bardamu s’est engagé sur un coup de tête dans l’armée, simplement parce qu’il avait été séduit par une parade militaire.

Ici, il découvre l’horreur d’être au front et comme il est le narrateur interne, il nous livre sesréflexions.

Ainsi le texte comprend de nombreux modalisateurs : « lâche » (l.1), « fous héroïques et déchaînés » (l.

2), « plusenragés » (l.

5 et 6), « tellement plus vicieux » (l.

7), « croisade apocalyptique » (l.

8), « foireux » (l.21), « crétin » (l.34).

Lenarrateur nous fait part également de ses sentiments : « effroi » (l.1), « perdu » (l.1), « mon frère peureux » (l.

21), « j’étaisdépucelé » (l.

27).

Bardamu se révèle être le contraire du soldat courageux : l’auteur nous expose avec réalisme les émotions d’unêtre humain en proie à l’horreur. L’engagement de Bardamu est absurde, comme le souligne le paratexte, puisqu’il s’est engagé sur un coup de tête.

Absurde aussil’agitation frénétique sur le front que décrit le narrateur au début du passage (l.

2 à 8). De plus, chez Céline, il y a des amitiés ou des amours précaires.

Devant la menace du fort, deux faibles se sentent solidaires : l.

21et 22, le narrateur aurait souhaité sympathiser avec « son frère peureux » mais ils n’ont aucun moyen de s’opposer aux nécessitésqui les séparent.

Dans le choix des pronoms, la solidarité se distingue aussi : « Nous » (l.

7) et « on » (l.9). Bardamu se dit « lâche » dès la première ligne, il préférerait être ailleurs mais ne peut fuir ces lieux où il est insupportable de rester.Il aurait préféré « voler » pour échapper à ça (l.

33 à 36).

Le texte proclame qu’il faut avoir peur de la mort : « de la prison, on ensort vivant, pas de la guerre » (l.36).

Premier témoin, Bardamu nous livre ainsi de nombreuses maximes, avec du présent de véritégénérale, qui relèvent du bon-sens populaire : « Tout le reste, c’est des mots » (l.

36), « Il y a bien des façons d’être condamnés àmort » (l.

36). En outre, la simplicité du narrateur est exprimée aussi par le langage employé, sorte de langue parlée populaire.

Céline a créé unelangue littéraire fondée sur ce qu’on pouvait saisir à l’époque à Paris et sa banlieue.

Ici se mêlent habilement registre familier etlangage plus châtié.

Pour le registre familier, on peut citer : « armés jusqu’aux cheveux » (l.

2), « comploteurs » (l.3), « caracolant »(l.4), « foireux » (l.21), « mariole » (l.30), « carne » (l.31).

On peut y ajouter les formes emphatiques empruntées aussi au langageparlé : « Et il n’était pas près de s’éteindre le charbon ! » (l.29 et 30) ou les phrases raccourcies propres à l’oral: « faut être » (l.27).En ce qui concerne le langage soutenu, on peut relever : « apocalyptique » (l.8), « menu » (l.

15), « abomination » (l.15), « méprise »( l.

17) etc.

Il s’agit de jouer avec la langue, de créer un délire verbal qui rejoint le délire sur le front.

De plus, ça prouve aussi qu’unroman de Céline n’est pas une narration mais un cri : la distance entre l’émotion et le mot est abolie.

On le voit aux points desuspension, éléments d’un dialogue rapporté et signes d’émotion dans le parlé (l.

1, 12, 26). Bardamu se retrouve donc prisonnier sur le front, victime d’une horreur qu’il n’avait pas soupçonnée ; dans sa description, il nousavoue sa peur, ose se présenter en anti-héros, finalement humain et lucide, pour mieux dénoncer l’inacceptable : la guerre.. »

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