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La liberté cartésienne selon J.-P. SARTRE

Publié le 03/04/2011

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sartre

Descartes a parfaitement compris que le concept de liberté renfermait l'exigence d'une autonomie absolue (i), qu'un acte libre était une production absolument neuve, dont le germe ne pouvait être contenu dans un état antérieur du monde et que, par suite, liberté et création ne faisaient qu'un. La liberté de Dieu, bien que semblable à celle de l'homme, perd l'aspect négatif qu'elle avait sous son enveloppe humaine, elle est pure productivité, elle est l'acte extratemporel et éternel par quoi Dieu fa.!t qu'il y ait un monde, un Bien et des Vérités éternelles. Dès lors, la racine de toute raison est à chercher dans les profondeurs de l'acte libre, c'est la liberté qui est le fondement du vrai, et la nécessité rigoureuse qui paraît dans l'ordre des vérités est elle-même soutenue par la contingence absolue d'un libre arbitre créateur. Et ce rationalisme dogmatique pourrait dire comme Goethe, non pas: «Au commencement était le Verbe «, mais « Au commencement était l'acte «. Quant à la difficulté qu'il y a de maintenir la liberté devant la vérité, il en a entrevu la solution en concevant une création qui soit en même temps intellection, comme si la chose créée par un libre décret se tenait, en quelque sorte, devant la liberté qui la soutient à l'être et se livrait, du même coup, à la compréhension. En Dieu, le vouloir et l'intuition ne font qu'un, la conscience divine est à la fois constitutive et contemplative. Et, semblablement, Dieu a inventé le Bien. Il n'est point incliné par sa perfection à décider ce qui est le meilleur; mais ce qu'il a décidé qui, par l'effet de sa décision même, est absolument bon. Une liberté absolue qui invente la Raison et le Bien et qui n'a d'autres limites qu'elle-même et sa fidélité à elle-même, telle est finalement pour Descartes la prérogative divine. Mais, d'un autre côté, il n'y a rien de plus en cette liberté qu'en la liberté humaine, et il a conscience, en décrivant le libre arbitre de son Dieu, de n'avoir fait que développer le contenu implicite de l'idée de liberté. C'est pourquoi, à bien considérer les choses, la liberté humaine n'est pas limitée par un ordre de vérités et de valeurs qui s'offriraient à notre assentiment comme des choses éternelles, comme des structures nécessaires de l'être. C'est la volonté divine qui a posé ces valeurs et ces vérités, c'est elle qui les soutient; notre liberté n'est bornée que par la liberté divine. Le monde n'est rien que la création d'une liberté qui le conserve indéfiniment; la vérité n'est rien si elle n'est voulue par cette infinie puissance divine, et si elle n'est reprise, assumée et entérinée par la liberté humaine. L'homme libre est seul en face de Dieu absolument libre; la liberté est le fondement de l'être, sa dimension secrète; dans ce système rigoureux, elle est, pour finir, le sens profond et le vrai visage de la nécessité.    Ainsi, Descartes finit par rejoindre, et par expliciter, dans sa description de la liberté divine, son intuition première de sa propre liberté, dont il a dit qu'elle « se connaît sans preuve et par la seule expérience que nous en avons «. Peu nous importe qu'il ait été contraint par son époque, comme aussi bien par son point de départ, de réduire le libre arbitre humain à une puissance, seulement négative, de se refuser jusqu'à ce qu'enfin il cède et s'abandonne à la sollicitude divine; peu nous importe qu'il ait hypostasié en Dieu cette liberté originelle et constituante dont il saisissait l'existence infinie dans le cogito même; reste qu'une formidable puissance d'affirmation divine et humaine parcourt et soutient son univers. Il faudra deux siècles de crise — crise de la Foi, crise de la Science — pour que l'homme récupère cette liberté créatrice que Descartes a mise en Dieu, et pour qu'on soupçonne enfin cette vérité, base essentielle de l'humanisme : l'homme est l'être dont l'apparition fait qu'un monde existe. Mais, nous ne reprocherons pas à Descartes d'avoir donné à Dieu ce qui nous revient en propre; nous l'admirerons plutôt d'avoir, dans une époque autoritaire, jeté les bases de la démocratie, d'avoir suivi jusqu'au bout les exigences de l'idée d'autonomie et d'avoir compris, bien avant le Heidegger de « Vom Wesen des Grundes « que l'unique fondement de l'être était la liberté.    J.-P. SARTRE (Introduction à Descartes). Édition «Aux Trois Collines«

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