Philippe Lejeune : L'autobiographie

Ph. Lejeune montre que l'autobiographie, qui n'a pas toujours existé, a fait son apparition dans des conditions historiques, sociales et idéologiques précises. L'autobiographie est apparue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, en même temps dans la plupart des pays d'Europe. C'est un phénomène général. [...] Si, après 1780, l'exemple de Rousseau a suscité tant de vocations, c'est que le terrain était propice, la plupart des esprits mûrs pour cette entreprise. Cette éclosion des différentes formes de la littérature intime, comme le préromantisme en général, est liée à la transformation de la notion de personne, C'est à cette époque qu'on commence à prendre conscience de la valeur et de la singularité de l'expérience que chacun a de lui-même. On s'aperçoit aussi que l'individu à une histoire, qu'il n'est pas né adulte. Cette découverte de l'historicité au sein même de la personnalité prend différentes formes : affectivement, elle peut s'accompagner de nostalgie, du désir de retour aux sources, au paradis perdu de l'enfance, sentiment pratiquement inexistant auparavant ; intellectuellement, elle entraîne une étude génétique de la personnalité. En même temps que l'autobiographie permet d'explorer ces richesses de la vie intérieure, elle remplit une autre fonction importante : elle reconvertit en valeur sociale l'expérience de soi vécue d'une certaine manière en marge de la société, elle extériorise l'intériorité et la manifeste à autrui. D'autre part elle permet de retrouver l'éternel et la fixité par-delà le passage de l'évolution : en se mirant dans son histoire, l'individu ne cherche pas à établir sa contingence, mais sa nécessité en assumant et en remodelant son passé. L'autobiographie manifeste donc une nouvelle situation de la personne, mais elle apporte aussi un remède à ce que cette situation pourrait avoir d'angoissant et de dissolvant. Elle remplit une fonction d'équilibre. D'autre part, l'autobiographie établit un nouveau type de relation entre l'auteur et le lecteur : la lecture devient un phénomène de communion, le texte n'est plus que l'intermédiaire transparent qui sert à une communication de personne à personne. C'est là d'ailleurs un phénomène qui dépasse l'autobiographie et concerne une grande partie de la littérature romanesque et poétique : mais l'autobiographie en présente l'exemple le plus pur. Cette nouvelle « situation « littéraire n'est devenue possible [...] « que sous la condition de certaines présuppositions métaphysiques «. On pourrait ajouter que ces présuppositions métaphysiques elles-mêmes ne deviennent possibles que sous certaines conditions économiques et sociales. Une nouvelle conception de la personne se trouve apparaître en même temps que le début de la civilisation industrielle moderne et que l'arrivée au pouvoir de la bourgeoisie : ce n'est sans doute pas un hasard 1. L'autobiographie en France, A. Colin, Petite collection U, p. 63-64-65.

1. On peut lire du même auteur, dans la revue Littérature (Larousse) : « La punition des enfants, lecture d'un aveu de Rousseau « (n° 10, mai 1973) et « Vallès et la voix narrative « (n° 23, octobre 1976).