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Le suicide chez Durkheim

Publié le 12/11/2012

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Sommaire Introduction 2 I - Biographie d'Emile Durkheim 2 II - Postulats et hypothèses 5 1) Les postulats 5 2) Les hypothèses 6 III - Le mode de démonstration 6 IV - Résumé de l'ouvrage 8 1) Le contexte de l'ouvrage 8 2) Le suicide est un fait social 8 A/ Qu'est-ce qu'un suicide et pourquoi s'y intéresser ? 8 B/ Les facteurs extra-sociaux ne suffisent pas à expliquer les taux de suicide 9 3) Les causes profondes du suicide sont l'intégration et la régulation sociales 13 A/ Le facteur intégration 13 B/ Le facteur de régulation 16 4) Le taux de suicide de cette fin de XIXème siècle est révélateur d'une crise qu'il s'agit de résoudre 18 A/ Le suicide est-il moral ? 18 B/ Le suicide est-il normal ? 19 C/ Comment rétablir la cohésion social et guérir le « mal de l'infini « ? 19 V - Commentaires et critiques 20 1) Commentaires 20 2) Critiques 21 VI - Bibliographie complémentaire 25 Introduction Durkheim est sans doute, de tous les sociologues classiques, celui qui reste le plus présent dans la sociologie contemporaine. Cela constitue une sorte de paradoxe. Conservateur, voyant dans le socialisme plutôt une conséquence des dérèglements engendrés par l'évolution des sociétés modernes qu'un remède possible à leurs maux, convaincu que l'individu ne peut être heureux que dans une société qui lui impose normes et contraintes, Durkheim n'est guère au goût du temps. Pourtant, le visage qu'il donna à la sociologie, la méthodologie qu'il élabora sont aujourd'hui revendiqués par la communauté scientifique des sociologues comme un bien commun. S'il n'échappa pas complètement à l'esprit de système, il démontra, peut-être le premier avec une telle force, que la sociologie pouvait être une science positive. Afin de mieux comprendre cette partie de l'?uvre de Durkheim à savoir Le Suicide, nous allons tout d'abord effectuer un rappel historique des moment clés de sa vie. Puis nous verrons, les postulats et hypothèses de Durkheim, son mode de démonstration puis le résumé de cet ouvrage. Enfin, nous nous attacherons à voir les différentes critiques qui lui ont été faites. I - Biographie d'Emile Durkheim Émile Durkheim est né le 15 avril à Épinal en 1858 et appartenait à une brillante lignée de rabbins érudits. Brillant élève au collège de cette ville, il se décida très tôt pour le professorat. Il prépara au lycée Louis le Grand, le concours d'entrée à l'École normale supérieure où il entra en 1879. Il y trouva, parmi ses condisciples, Bergson, Blondel, Jaurès et Janet. Il n'aima pas le climat de l'École: les jeunes normaliens lui paraissaient s'abandonner à une philosophie superficielle. Il eut cependant pour deux de ses professeurs, Fustel de Coulanges et Émile Boutroux, une admiration réelle. C'est surtout par la lecture qu'il découvrit ses véritables maîtres: Spencer, Renouvier et surtout Auguste Comte. De Spencer et de Comte, il retint le modèle d'une recherche sur les lois guidant l'évolution des sociétés. De Comte, il conserva la préoccupation de constituer la sociologie en une discipline autonome, ayant son champ d'application propre. De Renouvier, il hérita l'idée de faire de la morale une science positive. Ces trois préoccupations constituent des traits permanents de l'?uvre de Durkheim. Dans De la division du travail social, il tente de mettre en évidence une grande loi évolutive, un peu à la manière de Comte. Ensuite, il renoncera à faire de la recherche de telles lois le centre du travail du sociologue, mais il gardera toujours le souci d'analyser « l'évolution « des institutions, comme il le montre notamment dans son ?uvre pédagogique. Le souci de constituer la sociologie en science autonome le guida toute sa vie. Toutes ses ?uvres, Les Règles de la méthode sociologique, Le Suicide ou ses écrits sur l'éducation, illustrent le désir de réserver à la sociologie des méthodes propres et une manière spécifique d'aborder son objet. Quant à l'idée de faire de la morale une science positive, elle est présente à chacune de ses pages. Aussi bien la spéculation philosophique pure, à l'égard de laquelle il éprouva une grande répulsion à l'École normale, que la science désintéressée lui parurent toujours vaines. Ce qu'il lui importait avant tout était de constituer une science capable d'éclairer les sociétés sur leurs maux, capable d'indiquer les lignes d'action à partir desquelles il serait possible d'améliorer les rapports entre l'individu et la société. C'est pourquoi nous trouvons mêlées tout au long de son ?uvre une analyse du fonctionnement des sociétés et une réflexion sur l'éducation: l'éducation n'est-elle pas le chemin privilégié par lequel l'individu s'insère dans la société? Durkheim fut en effet très sensible aux problèmes sociaux de son temps, marqué par les problèmes de son époque et ses problèmes personnels : l'affaire Dreyfus, la défaite de 1870, la commune, la guerre de 1914, la mort de son fils tué en 1917. Deux de ses livres parmi les plus importants: De la division du travail social et Le Suicide, sont nés d'une réflexion sur les désordres sociaux qui découlent de l'industrialisation massive des sociétés de son temps. Cette réflexion est d'ailleurs guidée par le climat de la IIIe République et par le souci que manifestent les hommes d'État de constituer une morale civique. La convergence entre les préoccupations du jeune Durkheim et l'esprit du temps expliquent sans doute que le ministère ait jugé utile de lui attribuer une chaire de pédagogie et de science sociale à la faculté des lettres de Bordeaux, et cela dès 1887, alors qu'il n'était encore que l'auteur de trois articles dans la Revue philosophique: « Les Études récentes de sciences sociales «, « La Science positive de la morale en Allemagne «, « La Philosophie dans les universités allemandes «. Ces trois articles étaient la conséquence d'un voyage entrepris par Durkheim en Allemagne pour y étudier les sciences sociales auprès de Wundt. Dès son arrivée à Bordeaux, il utilise le cadre de l'enseignement pour approfondir des thèmes qui lui sont chers. Son premier cours, en 1887, est consacré à « la solidarité sociale «; puis il traite des précurseurs de la sociologie (Aristote, Montesquieu, Comte), de « la famille et la nature des liens de parenté «, de « la physique du droit et des m?urs «. En 1893, il donne à la Revue philosophique un article sur le socialisme. Plusieurs fois il reviendra sur ce thème, comme cela est naturel puisque le socialisme fait, lui aussi, un diagnostic des maux des sociétés industrielles et propose un remède. Mais Durkheim ne croit ni au diagnostic ni au remède. Rien de bon pour la société ne lui paraît devoir sortir de l'opposition des classes. Il voit bien plutôt dans les doctrines socialistes la conséquence des dérèglements sociaux entraînés par l'évolution des sociétés industrielles. La même année, il soutient sa thèse de doctorat, De la division du travail social. La thèse complémentaire en latin sur La Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale fait de nouveau écho à son intérêt pour ce précurseur. En 1895, il publie Les Règles de la méthode sociologique et fonde en 1896 L'Année sociologique. Cette revue recensera chaque année la production sociologique mondiale en de longues analyses qui témoignent de la diversité et de l'évolution des intérêts de Durkheim. Parmi ces études, beaucoup sont des chefs-d'?uvre du genre. Les premières portent sur « La Prohibition de l'inceste et ses origines « et sur « La Définition des phénomènes religieux «. On trouvera ensuite dans L'Année de nombreuses analyses, dues à sa plume, sur des ouvrages de démographie (Bertillon, Prinzing, Juglar) ou de « statistique morale «, sur la sociologie religieuse, les théoriciens contemporains (Richard, Tarde), etc. Les premiers disciples, Bouglé, Fauconnet, Simiand, Mauss, partagent la responsabilité des rubriques de L'Année et signent les analyses. En 1897, il publie Le Suicide, étude de sociologie. Ensuite, nous pouvons observer une recrudescence de l'intérêt de Durkheim pour l'analyse des phénomènes religieux. Il n'est pas impossible que ce fait soit pour une part au moins la conséquence de l'affaire Dreyfus, qui l'avait profondément bouleversé. Ses réflexions sur les phénomènes religieux culmineront en 1912 avec Les Formes élémentaires de la vie religieuse, le dernier des grands livres de Durkheim. Si la nature de sa production se modifie à partir de 1900, c'est que Durkheim est nommé en 1902 suppléant de Ferdinand Buisson à la chaire de science de l'éducation de la Sorbonne - il en deviendra titulaire à partir de 1906. Son activité essentielle se porte alors sur L'Année sociologique ainsi que sur son enseignement. Les cours et articles de cette période ont été rassemblés par ses disciples: Éducation et sociologie (P. Fauconnet), Sociologie et philosophie (C. Bouglé), L'Évolution pédagogique en France (M. Halbwachs), Leçons de sociologie physique et science des m?urs (G. Davy). En 1913, la chaire de Durkheim prend le titre de « chaire de sociologie de la Sorbonne «. La même année, il fait une communication, demeurée célèbre, à la Société française de philosophie sur « Le Problème religieux et la dualité de la nature humaine «. Puis vient la Première Guerre mondiale qui lui inspire trois écrits de circonstance, dont « L'Allemagne au-dessus de tout «. Durkheim meurt le 5 novembre 1917. Les principales ?uvres de Durkheim : - De la division du travail social (1893), - Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale (1893), - Les règles de la méthode sociologique (1895), - Le suicide, étude de sociologie (1897), - Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912). II - Postulats et hypothèses 1) Les postulats Après la publication en 1895 des Règles de la méthode sociologique, Durkheim fait paraître en 1897 cette étude sur Le Suicide qui illustre sa méthode. « Les volontés individuelles sont insuffisantes à expliquer ces lois qui traduisent la régularité de certains évènements, comme le suicide. Il faut admettre que des forces extérieures impersonnelles agissent, qu'il existe donc bien des phénomènes sociaux. C'est le propre de la sociologie de les étudier, d'observer les habitudes collectives et leurs représentations. « Nous pouvons imaginer l'effet que pouvait produire à cette époque une démonstration de ce genre. Si elle enthousiasmait les esprits scientifiques, désireux de démontrer la mécanique sociale, comme celle des planètes ou des fluides, quelle pouvait être la réaction de l'homme, même sans parti pris, pour lequel la décision de vivre ou de mourir représentait l'action la plus personnelle et la plus libre que l'on puisse entreprendre. 2) Les hypothèses La première règle, fondamentale et issue des Règles de la méthode sociologique, est de « considérer les faits sociaux comme des choses «. « Nous ne disons pas en effet que les faits sociaux sont des choses matérielles, mais sont des choses au même titre que les choses matérielles, quoique d'une autre manière. Qu'est -ce en effet qu'une chose ? La chose s'oppose à l'idée, comme ce que l'on connaît du dehors à ce que l'on connaît du dedans [...] Traiter des faits d'un certain ordre comme des choses, ce n'est donc pas les classer dans telle ou telle catégorie du réel, c'est observer vis-à-vis d'eux une certaine attitude mentale. «. Par ailleurs, pour Durkheim, il existe d'autres hypothèses sur lesquelles repose la sociologie : - Ecarter les prénotions (formule de Bachelard), observer les faits sociaux de l'extérieur et éviter l'introspection. Durkheim insiste sur la nécessité de substituer aux notions du sens commun une première notion scientifique. Les notions ou concepts, « [...] ne sont pas les substituts légitimes des choses. Produits de l'expérience vulgaire, ils ont avant tout pour objet de mettre nos actions en harmonie avec le monde qui nous entoure. Ils sont formés par la pratique et pour elle. « - La sociologie est science autonome et indépendante. Pour Durkheim, l'objet de cette science est spécifique. Il se distingue des objets de toutes les autres sciences. Mais, l'objet de cette science doit être observé et expliqué de manière semblable aux autres sciences. - L'observation ne doit pas être un simple compte rendu car le sociologue ne décrit pas les faits, elle doit les constituer. - Les observations doivent être faites de façons impersonnelles, utilisables et vérifiables par tous, avant d'être systématisées rationnellement. III - Le mode de démonstration Le Suicide est une étude d'après des documents statistiques qui, à l'époque, commencent à se multiplier. Durkheim s'aperçoit que la notion même de suicide est difficile à définir parce qu'elle recouvre un même phénomène dont les causes peuvent être très différents. Devant les difficultés de l'expérimentation, il reconnaît que « la méthode comparative est la seule qui convienne à la sociologie «. Donnant la preuve de son esprit scientifique, il insiste sur la qualité d'une expérience, plus importante à son avis qu'une accumulation de constatations secondaires. « Dès qu'on a prouvé que dans un certain nombre de cas, deux phénomènes varient l'un comme l'autre on peut être certain qu'on se trouve en présence d'une loi. « En comparant l'évolution des taux de suicide des divers pays, Durkheim s'aperçoit que ceux-ci sont fonction des groupes sociaux. Il en conclut que le suicide est un fait social, indépendant de chaque décision individuelle. Restaient alors à découvrir les facteurs sociaux en cause. Se livrant à des analyses que l'on a depuis perfectionnées et que l'on appelle aujourd'hui multi variées, Durkheim isole les divers facteurs : sexe, état-civil, religion, pour en mesurer l'importance. Il est également le premier à avoir utilisé la "variable intervenante", c'est-à-dire le facteur non compris dans une statistique, mais que l'on soupçonne d'agir, et dont il faut trouver un indice révélateur mesurable. C'est le cas par exemple de la cohésion sociale, qui n'apparaît dans les documents administratifs et que Durkheim recherche à travers les taux de divorce par exemple. Par conséquent, Durkheim met en ?uvre les principes qu'il avait énoncés dans les Règles de la méthode sociologique (1895): il s'agit, à l'aide de statistiques, de comparer systématiquement les variations du taux de suicide dans le temps comme dans l'espace, afin de saisir les facteurs susceptibles d'affecter le phénomène. Le suicide révèle alors l'emprise ou, au contraire, la faiblesse de l'emprise qu'exerce la société sur l'individu: «Le suicide varie en raison inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu.« Posant alors le problème des degrés d'intégration à la société, il découvre la notion d'anomie qu'il rendit célèbre et que l'on peut définir comme l'état de trouble, d'absence d'intégration sociale qui fait suite au dérèglement des besoins par rapport aux possibilités qu'offre la société de les satisfaire. Remarquons que ce sont ces innovations, les scrupules et l'extrême conscience avec laquelle sont exploités les chiffres de cette étude qui ont permis de considérer Durkheim comme le premier grand sociologue empirique. IV - Résumé de l'ouvrage 1) Le contexte de l'ouvrage Le Suicide est paru en 1897, deux ans après Les Règles de la méthode sociologique. Dans cet ouvrage, Durkheim pose les méthodes de la sociologie : la sociologie étudie les « faits sociaux «, qu'il définit comme « des manières de penser, d'agir et de sentir « qui existent en dehors des consciences individuelles et qui ont un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent aux individus ; ces faits doivent être traités « comme des choses « (c'est-à-dire comme un objet extérieur au sociologue, qui doit se défaire de ses idées préconçues) et expliqués uniquement par d'autres faits sociaux antérieurs. Le Suicide, ouvrage fondamental dans l'histoire de la sociologie, est une mise en application de ces méthodes grâce à laquelle l'auteur démontre la pertinence de la démarche expliquant un comportement individuel par de faits sociaux. A sa parution, l'ouvrage a soulevé la controverse parce que Durkheim rejetait l'affirmation des psychiatres de l'époque qui affirmaient que la maladie mentale était seule responsable du suicide, mais aussi parce que cette étude a débouché sur des recommandations pratiques, politiques et économiques. En effet, le but du Suicide n'est pas de relever toutes les causes possibles des suicides individuels, mais d'expliquer les raisons qui font que chaque société, quelle qu'elle soit, livre chaque année un certain nombre de suicides. Il essaie de n'appuyer son étude que sur des faits et documents objectifs, en particulier les statistiques administratives des principaux pays européens. Durkheim, après avoir réfuté les thèses communément admises dans ce domaine et déterminé ses facteurs sociaux, pose, grâce à sa typologie, le suicide comme révélateur de l'état de santé des sociétés et propose des moyens de guérir la France malade de cette fin de XIXème siècle. 2) Le suicide est un fait social A/ Qu'est-ce qu'un suicide et pourquoi s'y intéresser ? « On appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle même et qu'elle savait devoir produire ce résultat «. Durkheim refuse de s'intéresser à l'intention de l'auteur de l'acte. En effet l'intention est trop intime pour pouvoir être appréhendée de l'extérieur. L'étude portera donc non sur le suicide individuel, acte privé, mais sur le niveau global de suicide dans la société toute entière. Cela a pour conséquence de révéler la place du suicide dans la vie morale sans isoler le phénomène comme une classe monstrueuse. Cette étude du suicide dans sa globalité nous révélera qu'elle n'est pas une simple addition de comportements indépendants. Le phénomène du suicide a son unité, son individualité et, surtout, sa nature est éminemment sociale. Il se produit en effet chaque année dans les mêmes quantités, avec régularité, et cela alors que les individus qui composent la société changent d'une année à l'autre (le taux de suicide seraient plus « prévisibles que le taux de mortalité). Le nombre de suicides reste le même tant que la société elle-même ne change pas. Chaque société semble donc être « prédisposée à fournir un contingent déterminé de morts volontaires « et c'est sur cette prédisposition sociale au suicide que Durkheim fait porter son étude. Durkheim présente ensuite les outils statistiques dont il dispose. Le principal est le rapport entre le chiffre global des morts volontaires et celui des morts volontaires au sein d'un groupe. Le taux de suicide ainsi obtenu servira pour mettre en valeur l'influence de différentes variables (religieuses, familiales, politiques, économiques). Durkheim entend, par la rigueur qu'il s'impose, répondre à la nécessité d'apporter des preuves objectives pour dépasser le dogmatisme dont la sociologie est souvent accusée. A partir de ces outils et d'une masse immense de faits et de chiffres, Durkheim parviendra à dégager une typologie théorique des causes sociales de suicide. B/ Les facteurs extra-sociaux ne suffisent pas à expliquer les taux de suicide Durkheim passe une longue première partie de son étude à démontrer que les a priori de l'opinion commune tout comme les démonstrations scientifiques ou pseudo scientifiques souvent admises sur les causes du suicide sont irrecevables. - Les facteurs psychopathiques Durkheim rappelle que de nombreux aliénistes (Esquirol, Falret et Moreau de Tours) considèrent le suicide comme « offrant tous les caractères de l'aliénation mentale «.Le taux d'aliénés variant dans chaque pays, il serait facile de conclure que le suicide est une affection particulière. La question est de savoir s'il existe une folie-suicide. Si oui, il s'agit d'une monomanie c'est à dire d'un délire restreint. Le monomane est un malade dont la conscience est parfaitement saine sauf en un point. Le suicide a souvent été considéré comme une monomanie (par Brierre de Boismont entre autres). Cependant il semble qu'il n'existe pas un seul exemple incontesté de monomanie : toutes les fois qu'une faculté est lésée, les autres le sont en même temps. « Il est tout à fait impossible qu'elle puisse altérer une idée ou un sentiment particulier sans que la vie psychique soit altérée dans sa racine. « Il ne saurait donc y avoir une monomanie suicide, le suicide n'est pas une folie distincte. Il pourrait cependant être un indice d'une aliénation mentale. Pour cela il faudrait que les différents types de suicide commis par des fous soient les cas les plus répandus de mort volontaire. Or, un grand nombre de suicide ne sont ni dus à des délires, ni à une dépression extrême, ni à l'idée fixe de la mort. La plupart des morts volontaires trouvent leur fondement dans la réalité : on ne saurait donc voir un fou dans tout suicidé. Il convient néanmoins de se demander si une perversion moindre du système nerveux, la neurasthénie, suffirait à expliquer la mort volontaire. En effet, il existe différents intermédiaires entre l'aliénation mentale et le parfait équilibre. La neurasthénie peut prédisposer au suicide en ce que les neurasthéniques sont comme prédisposés à la souffrance. Quelle part a-t- elle dans la production des morts volontaires ? En reprenant les résultats du recensement de la population d'aliénés effectué par Koch, Durkheim constate que les sujets féminins sont plus portés à la neurasthénie. Ainsi, les femmes devraient se tuer plus, ou au moins autant, que les hommes. Or, le suicide est une manifestation essentiellement masculine (on observe 4 fois plus de suicides chez les hommes). Le rapport de cause à effet entre le taux de suicide et neurasthénie n'est pas effectif. Durkheim s'intéresse ensuite à l'alcoolisme pour déterminer son rôle sur le suicide. Pour cela il dispose d'une carte représentant le nombre des poursuites pour délit de boisson et d'une carte de France des suicides. Ces deux cartes n'ont entre elles aucun rapport : le foyer principal de suicide est situé en Ile-de-France tandis que ceux de l'alcoolisme se répartissent entre Normandie, Rhône et Finistère. En se penchant sur le cas de l'Allemagne, la conclusion est la même : aucun rapport entre consommation d'alcool et suicide ne peut être constaté. Certaines régions où l'on se suicide le plus sont même celles où l'on consomme le moins d'alcool. - La race et l'hérédité Le suicide pourrait-il être une tendance présente chez l'homme hors de tout état anormal ou perversion psychologique ? Pour vérifier cet état organique, il va en étudier deux aspects : la race et l'hérédité. Le problème de la notion de race tient en sa définition. Durkheim s'en tiendra à retenir quelques grands types présents en Europe entre lesquels se répartissent les peuples. Il distinguera: le type germanique, le type celto-romain, le type slave. Il remarque qu'au sein d'une même race des disparités sont constatées (entre l'Allemagne et l'Autriche par exemple). Cela tendrait à prouver que la cause des suicides n'est pas dans le sang qui coule dans les veines mais dans la civilisation. Pour Morselli, le taux de suicide varie selon les différents types raciaux qui composent le peuple français. Mais d'une part le taux de suicide au sein d'une même race n'est pas sans variation au cours des siècles, d'autre part il semble difficile de différencier ces races en France notamment parce que de nombreux brassages ont eu lieu. Durkheim préfère expliquer les variations régionales par les divisions morales et ethnologiques de notre pays. Admettre que la race est un facteur important du penchant au suicide, c'est reconnaître implicitement l'importance de l'hérédité. L'hérédité en matière de suicide c'est admettre « une tendance à se tuer qui passerait directement et intégralement des parents aux enfants, donnant naissance au suicide avec un véritable automatisme. «. Or, on observe que le suicide progresse sans interruption d'âge en âge, cette tendance se développe donc à mesure que l'homme vieillit. L'hérédité supposerait que le caractère hérité apparaisse chez les descendants à peu près au même âge que chez les parents. De même, un déterminisme héréditaire prédestinerait autant les hommes que les femmes. Or, nous avons pu voir que le taux de suicide féminin ne représente qu'une petite fraction des suicides masculins. - Les facteurs cosmiques Nous avons souvent attribué une influence suicidogène au climat et à la température saisonnière. En observant la répartition des suicides selon les degrés de latitude géographique, on constate que le taux le plus élevé de suicide se trouve en Europe tempérée. Au sein de cette zone, on remarque des variations dans la hiérarchie des provinces en matière de suicide. Or, le climat dans ces régions est resté le même. Rien ne semble prouver l'influence exacte du climat sur le phénomène que nous étudions. L'influence de la température saisonnière paraît, elle, mieux établie. La simple observation nous conduirait à penser que l'automne, avec sa nature désolée, serait susceptible de faire varier le taux de suicide. Falret acceptait cette théorie. La statistique l'a définitivement réfutée. En effet, le suicide atteint son maximum en été, et cela dans tous les pays. De cela, Morselli et Ferri ont conclu que la chaleur avait une influence directe sur le suicide, entraînant l'homme à se tuer. S 'il est vrai que les chaleurs violentes excitent l'homme à se tuer, les froids violents ont la même influence. La chaleur n'explique donc en rien l'augmentation du nombre des suicides en été. Pour arriver à un début de réponse, il faut comparer la part proportionnelle de chaque mois dans le total annuel des suicides avec la longueur moyenne de la journée au même moment de l'année. On réalise alors que plus les jours sont longs, plus le nombre des suicides augmente. En analysant par ailleurs la répartition des suicides selon les jours de la semaine, nous sommes amenés à déduire que le suicide augmente lorsque l'activité humaine est la plus intense (de jour, le matin ou l'après-midi et entre le lundi et le vendredi). De cette étude apparemment anodine du phénomène saisonnier, Durkheim nous fait entrevoir que c'est la variation de l'intensité de la vie sociale qui entraîne la variation du nombre de morts volontaires nous préparant ainsi à sa réflexion sur les causes sociales du suicide. - L'imitation Durkheim définit l'imitation comme « un acte qui a pour antécédent immédiat la représentation d'un acte semblable, antérieurement accompli par autrui, sans que, entre cette représentation et l'exécution s'intercale aucune opération intellectuelle, explicite ou implicite, portant sur les caractères intrinsèques de l'acte reproduit. «. L'auteur constate que le nombre de suicide augmente à mesure que l'on s'approche de Paris. Cependant, des variations importantes entre arrondissements voisins existent. Au niveau européen, les cartes nous révèlent qu'il ne saurait y avoir de foyers de suicides desquels partiraient de façon concentrique le taux des suicides pour gagner les régions voisines. Ainsi, si l'imitation peut être contagieuse, elle ne saurait affecter le taux social global des suicides. Elle ne fait que renforcer l'action des autres facteurs, que révéler une prédisposition au suicide tellement forte qu'il a suffit de peu de chose pour passer à l'acte. L'imitation, phénomène social, joue alors le rôle de révélateur d'une prédisposition de cause strictement sociale. 3) Les causes profondes du suicide sont l'intégration et la régulation sociales Durkheim utilise tout au long de son étude un indicateur qu'il a appelé « coefficient de préservation «, soit « le nombre qui indique combien, dans un groupe, on se tue de fois moins que dans un autre considéré au même âge «. Remarquons que si ce coefficient est inférieur à 1, il devient coefficient d'aggravation. Cet indicateur permettra à l'auteur de déchiffrer les statistiques et de dégager les matrices de sa typologie à venir : intégration et régulation. Pour Durkheim, l'intégration sociale est le fait que les individus partagent une conscience commune, qu'ils soient en relation permanente les uns avec les autres et se sentent voués à des objectifs communs. Il présente la régulation sociale comme l'autorité morale de la société sur les individus, qui leur fixe des limites et qui circonscrit leurs désirs. A/ Le facteur intégration - Les facteurs sociaux du suicide Avant de construire une quelconque typologie, Durkheim examine les faits. Il remarque d'abord que les protestants se suicident plus que les catholiques et s'interroge sur les causes d'un tel décalage. Les doctrines catholiques et protestantes rejettent toutes deux aussi clairement le suicide mais la seconde admet le libre examen plus largement que la seconde (le goût plus prononcé pour les sciences des protestants l'atteste, celles- ci comblant le déficit d'organisation et d'autorité intellectuelle d'une religion donnée). Le cas de la religion juif est également très instructif : alors que le judaïsme ne proscrit pas formellement le suicide, ce sont les membres de cette confession qui se suicident le moins, parce que les juifs sont une minorité et parce que c'est une communauté très intégrée. Si donc la religion est un facteur remarquable d'aggravation ou d'amélioration du taux de suicide, ce n'est pas dû à la nature des conceptions religieuses mais au fait que la communauté religieuse est une société, un groupe humain, plus ou moins intégré. Puisque la religion a une influence sur le suicide dans la mesure où elle est une société, d'autres sociétés telles que la famille ou le groupe politique doivent aussi jouer un rôle dans le taux de suicide. Et en effet, Durkheim constate que : - plus on se marie tôt, plus on se suicide, - à partir de 20 ans, les célibataires se suicident plus que les personnes mariées, - en France, les hommes mariés ont un meilleur coefficient de préservation par rapport aux garçons que les femmes mariées par rapport aux filles (mais dans d'autres sociétés c'est l'inverse qui se produit). Mais ce n'est pas bien plus que le simple fait d'être marié, de vivre en couple, c'est la présence d'enfants qui diminue les taux de suicide. Cela est flagrant chez les femmes puisque celles qui sont mariées mais n'ont pas d'enfant se tuent plus que les célibataires alors que les mères se suicident moins. Ainsi donc « la société conjugale « nuit à la femme au lieu d'améliorer son sort. C'est donc bien « la société familiale « qui préserve du suicide. Pourquoi ? Durkheim se rend compte que plus il y a de membres dans une famille, moins celle-ci compte de suicides, et ce parce que les liens collectifs y sont plus forts, partagés par un plus grand nombre. C'est ainsi que l'auteur conclut : « la famille est un puissant préservatif contre le suicide et cette préservation est d'autant plus complète que la famille est plus dense «. Par un raisonnement analogue (pour reprendre l'expression de démonstration mathématique), on constate que si les révolutions, les troubles politiques, les guerres voient une baisse du taux de suicide, c'est parce qu'ils renforcent, dans un réflexe de défense, la cohésion nationale. - Le suicide égoïste De l'analyse des facteurs sociaux du suicide, Durkheim conclut que « le suicide varie en raison inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu «. Le dénominateur commun à ce type de suicides est un trop fort individualisme, autrement dit, une trop faible intégration. Durkheim les qualifie de suicides « égoïstes «, caractéristiques, donc, des sociétés où l'individu n'est plus suffisamment soumis aux normes sociales pour ne reconnaître d'autres règles que celles fondées sur ses intérêts privés. Dans ces situations, le « moi individuel « a pris le pas sur le « moi social «. Durkheim profite de cette conclusion pour réaffirmer l'idée selon laquelle les causes immédiates et superficielles du suicide, celles que l'on note dans les registres administratifs, ne sont en quelque sorte que des causes conjoncturelles. Ces éléments déclenchant ne déclencheraient rien du tout s'il n'y avait pas chez le suicidé de problèmes structurels liés à l'état de la société. - Le suicide altruiste Ce type de suicides est caractéristique des sociétés tellement intégrées, où la collectivité a tellement plus d'importance que l'individu que celui- ci peut être amené à oublier son instinct de conservation par pur respect des impératifs sociaux. Il s'agit là d'un excès d'intégration. Durkheim distingue trois types de suicides altruistes : - le suicide altruiste obligatoire : plus particulièrement répandu dans les sociétés primitives (à solidarité mécanique), il répond à un devoir (la veuve indoue avait ainsi l'obligation sociale de se tuer à la mort de son mari) ; dans ce cas, véritablement, l'individu n'est rien et la société est tout. - le suicide altruiste facultatif : la conduite de l'individu est également dictée par la communauté. Si le suicide n'est cette fois pas expressément exigé, il est en quelque sorte une vertu, car la vie a peu de valeur. Les suicidés, tels que les adeptes du hara-kiri japonais, gagnent l'estime d'autrui alors que ceux qui tiennent trop à la vie sont méprisés. - le suicide altruiste aigu : c'est le suicide mystique, celui de l'homme qui croit que son essence est ailleurs qu'en lui-même, qui pense n'avoir pas d'existence propre. Les sociétés modernes paraissent être immunisées, grâce au vaccin de l'individualisme, contre le suicide altruiste, mais Durkheim dit que si les militaires se tuent plus que les civils, ce n'est pas, comme le croit l'opinion commune à cause du célibat, de l'alcoolisme ou du « dégoût du service « mais en raison de l'esprit d'abnégation qu'entretient l'armée, ce corps social nécessairement très compact. B/ Le facteur de régulation - Le suicide anomique Ce type de suicide est celui qui va mener Durkheim à des réflexions sur l'organisation sociale de son époque. C'est en constatant que les crises économiques, tout comme les périodes de soudaine croissance, sont systématiquement contemporaines d'augmentations des suicides, que Durkheim dégage un autre facteur, à côté de l'intégration, influant sur le taux de suicide : la régulation. En effet, on se tue plus dans les périodes où les perspectives d'avenir sont instables, en fonction de la façon dont est réglementée la société. Et, encore une fois, la misère ne saurait être considérée comme cause directe de mort volontaire puisque les statistiques prouvent que, souvent, les plus pauvres se suicident moins que les plus riches. Comment expliquer ce phénomène ? Si les crises économiques augmentent autant les suicides que la prospérité, c'est parce qu'elle sont des crises, parce qu'elle perturbe un équilibre. Cela est lié à l'insatiabilité des désirs humains. En effet si ses désirs ne sont pas limités, si l'homme ne peut se fixer de fin, il est condamné à rester dans un état d'insatisfaction perpétuelle absolument insupportable selon le Durkheim philosophe. Il faut donc qu'une puissance régulatrice les limite, et cette puissance est forcément la société, seule autorité acceptée de nos jours. C'est ainsi qu'elle fixe une échelle sociale économique dans laquelle chaque classe trouve son plafond et est censée s'en contenter. Lors des crises, les individus se retrouvent brusquement « sous-classés « ou « sur-classés « et ne le supportent pas. Cet état de dérèglement, Durkheim le qualifie d' « anomique «. L'auteur entame alors une critique radicale du libéralisme économique, celle de De la division du travail social paru quatre ans plus tôt. Si l'anomie se retrouve à l'état chronique dans la sphère économique, c'est que au cours du XIXème siècle, « le progrès économique a principalement consisté à affranchir les relations industrielles de toute réglementation « (p. 283). L'Etat est désormais au service de la vie économique, le commerce est devenu une fin en soi pour les individus. Puisque, dans ce cadre, les désirs et les possibles deviennent infinis, il n'est pas étonnant de voir que les professions industrielles et commerciales sont les plus touchées par le suicide, et, en leur sein, le patronat. D'une façon analogue, Durkheim décrit l'anomie matrimoniale. Il considère en effet le mariage comme une institution réglant les rapports entre les deux sexes, et le divorce comme indicateur de l'anomie conjugale. L'homme, en se mariant, borne ses désirs à une seule femme mais en lui ouvrant d'autres horizons avec la possibilité de divorcer, on diminue la force régulatrice du mariage. En revanche, l'épouse, « parce que sa vie mentale est moins développée «, parce qu'elle n'a pas intellectualisé autant l'amour que l'homme peut se contenter de suivre ses instincts et rester avec le même homme sans avoir besoin de la contrainte du mariage. Celui-ci ne fait que lui borner l'horizon sans lui apporter d'avantage. Elle a donc tout à y perdre et c'est pourquoi l'institution du divorce la préserve, au contraire de l'homme, du suicide. Bien qu'elles aient des effets opposés pour les hommes et les femmes, les institutions du mariage et du divorce illustrent donc l'idée que l'anomie est une cause profonde de suicide. - Le suicide fataliste Durkheim ne s'attarde pas sur ce type de suicide puisque celui-ci n'est évoqué que dans une note de bas de page. Il s'oppose au suicide anomique comme le suicide égoïste et le suicide altruiste s'opposent entre eux : « C'est celui qui résulte d'un excès de réglementation, celui que commettent les sujets dont l'avenir est impitoyablement muré, dont les passions sont violemment comprimées par une discipline oppressive. C'est le suicide des époux trop jeunes, de la femme mariée sans enfants « (p.311). Le suicide est fataliste lorsqu'on a le sentiment qu'on ne peut modifier son destin, lorsqu'on n'a pas d'espoir. Il se retrouve principalement dans les régimes despotiques aux règles intransigeantes, totalement inflexible, et auxquelles on n'adhère pas. On peut résumer schématiquement cette typologie des suicides de la façon suivante : Remarquons que ces types de suicides se retrouvent rarement à l'état pur. Généralement les causes sont mixtes. 4) Le taux de suicide de cette fin de XIXème siècle est révélateur d'une crise qu'il s'agit de résoudre Les constats précédents amènent Durkheim à conclure que « les courants suicidogènes ont pour origine non l'individu, mais la collectivité. « Il est donc un indicateur de « l'état moral « des sociétés. A/ Le suicide est-il moral ? Durkheim ne se pose pas la question d'un point de vue purement philosophique. Il ne déduira sa réponse qu'après une étude historique sur la façon dont les sociétés apprécient moralement ce phénomène. Durkheim remarque que le suicide a toujours été condamné mais qu'il y avait eu un durcissement avec le passage des sociétés à solidarité mécanique aux sociétés à solidarité organique : en particulier, si la civilisation gréco- romaine tolérait le suicide quand un individu en demandait l'autorisation aux institutions et l'obtenait, les sociétés de la fin du XIXème rejetait la mort volontaire en bloc. L'auteur attribue cela à la nouvelle conception de l'homme rangé désormais au rang de divinité. Finalement, le suicide niant la nouvelle « religion de l'humanité « est bien un acte immoral. B/ Le suicide est-il normal ? L'enjeu est de taille puisque s'il apparaît que le suicide est normal, nous serons contraint de l'admettre en le blâmant, alors que s'il est anormal, nous pourrons chercher des façons de le combattre. L'interrogation sur la normalité peut paraître étrange dans la bouche d'un sociologue mais pour le comprendre il faut se rappeler ce que Durkheim qualifie de « normal « ou de « pathologique « : le normal et le pathologique se distinguent par le degré de généralité du phénomène. Est considéré comme normal ce que l'on rencontre fréquemment dans un type de société donné (c'est ainsi que Durkheim peut considérer comme normal un certain taux de criminalité). Or, l'auteur remarque qu'en toute époque et en tout lieu on s'est suicidé, il y a donc un taux de suicide « normal « : « un taux modéré de suicide n'a rien de morbide «. Mais il se trouve que le taux de suicide a terriblement augmenté dans les sociétés modernes (+ 385% en France de 1826 à 1888, + 411% en Prusse de 1826 à 1890 entre autres - p. 420) pour arriver à un taux véritablement pathologique. C'est la déréglementation et l'individualisme moderne qui en sont à l'origine. C/ Comment rétablir la cohésion social et guérir le « mal de l'infini « ? Un régime judiciaire plus sévère à l'égard des suicides ne suffirait certainement pas à « réveiller notre sensibilité morale «. De plus, ni l'éducation (reflet de la société), ni la religion (qui suppose une moindre liberté de pensée), ni la patrie (à l'efficacité restreinte aux périodes de bouleversement politique), ni la famille (celle-ci est de plus en plus éphémère et tend à se réduire au seul couple conjugal) ne sont en mesure de restaurer un sentiment de solidarité. En revanche le groupe professionnel peut assurer cette cohésion. Ses membres en effet sont unis par un même métier et des intérêts communs et que sa présence morale est effective à chaque instant, partout et pendant la majeure partie de la vie. De plus, la corporation a la souplesse qu'il manque à l'Etat pour réguler la société. Pour Durkheim, on n'aurait pas dû abolir les corporations mais plutôt les réformer pour qu'elle assure la cohésion générale au lieu de défendre simplement des intérêts particulier. Ainsi le suicide de type égoïste diminuerait. Et pour ce qui est de l'anomie, la corporation fixerait la part et les espoirs de chacun Mais les corporations ne résolvent pas le problème de l'anomie conjugale qui n'a pour solution que l'abrogation ou tout au moins la moindre facilité à divorcer. Cependant, si cela diminue le suicide des hommes, cela augmente celui des femmes. Heureusement, Durkheim prévoit que la femme finira par être aussi socialisée que l'homme mais de manière différente, dans des rôles propres à son sexe. V - Commentaires et critiques 1) Commentaires Tout d'abord, nous pouvons effectuer quelques commentaires relatifs à cette hypothèse majeure dans l'intégralité de l'?uvre de Durkheim à savoir « les faits sociaux doivent être considérés comme des choses «. En réalité, Durkheim ne veut pas dire que les faits sociaux soient de même ordre que les faits de la nature, mais que le sociologue doit avoir à leur égard la même attitude mentale que le savant qui s'intéresse aux phénomènes naturels. En conséquence, la proposition selon laquelle « les faits sociaux doivent être considérés comme des choses « revient à affirmer que l'explication des faits sociaux ne peut généralement être donnée directement, mais suppose une démarche inductive analogue à celle qu'utilisent les sciences de la nature. Dans Le Suicide, Durkheim illustre certaines des propositions essentielles qu'on voit apparaître tout au long de son ?uvre. On y trouve tout d'abord une gageure: démontrer la spécificité du social à propos d'un phénomène relevant apparemment surtout de la psychologie individuelle. En effet, Durkheim tente de démontrer d'une part que les thèses qui font dériver le suicide d' « états psychopathiques « ne sont pas convaincantes, d'autre part que le suicide est incontestablement un phénomène social, puisque les taux de suicide varient considérablement et régulièrement en fonction des milieux sociaux: les protestants se suicident plus que les catholiques et d'autant plus qu'ils sont davantage majoritaires; le suicide est plus fréquent dans les pays où le divorce est plus répandu; il est également plus fréquent à la campagne qu'à la ville, etc. Nous trouvons aussi dans Le Suicide la préoccupation centrale de Durkheim: celle de l'insertion de l'individu dans la société, de l'analyse des désordres sociaux et de leur influence sur l'individu. 2) Critiques Le suicide est donc bien un phénomène social. La proportion d'individus se donnant la mort dans une société donnée est liée à ses degrés d'intégration et de régulation, et plus précisément aux degrés d'intégration et de régulation des sous-groupes qui la composent (famille, religion, communauté politique, économique...). Or il se trouve que la société contemporaine de Durkheim est sujette à de nombreux suicides « par défaut «, égoïstes et anomiques. S'il y a bien un taux de suicide « normal «, celui-ci est largement dépassé à la fin du XIXème siècle. Cet acte immoral aux yeux de la nouvelle religion du sujet social peut être combattu en recréant une société rendant leur repères et leur sociabilité aux hommes : les corporations. Le sociologue moderne peut certes adresser de nombreuses critiques à Durkheim. Il est incontestable que Durkheim fut aussi un passionné et qu'il se fit surtout vers la fin de sa vie une conception de la société qui tendait de plus en plus vers une forme de spiritualisme. La permanence du thème de la « conscience collective «, du thème de la contrainte de la société sur l'individu révèle un certain esprit de système. Mais il indiqua en même temps, dans Le Suicide et dans Les Règles de la méthode sociologique, la direction que pouvait prendre une sociologie positive. Le premier de ces deux livres constitue encore un modèle de recherche, caractérisé à la fois par une puissante imagination théorique et par une grande ingéniosité méthodologique; le second, si l'on en modernise le langage, exprime, de façon générale, l'idéal de méthode auquel le sociologue contemporain continue d'obéir. En même temps, ses hypothèses ou ses découvertes indiquent des pistes de recherche : Le Suicide annonce les recherches sur le rôle de la famille dans l'insertion sociale de l'individu par exemple. Durkheim a été vivement critiqué dans sa tentative d'établir la sociologie comme une science. Certains ont considéré sa définition du fait social comme une vision minimaliste du monde réel. D'autres, comme Robert K. Merton, voient dans les hypothèses de Durkheim « une orientation [qui] ne fournit qu'un cadre très large à l'enquête empirique «. Alors que Durkheim tentait d'expliquer les phénomènes sociaux à partir des collectivités, un de ses contemporains, Max Weber, étudiait une toute autre approche de la sociologie, parfaitement à l'opposé du holisme de Durkheim. Pour Weber, en effet, « l'action humaine [est] orientée significativement par rapport à autrui «, et les phénomènes sociaux s'expriment à travers l'individu. Alors même que la sociologie en tant que telle venait d'apparaître, deux tendances extrêmes voyaient déjà le jour : le holisme de Durkheim (très critiqué par Raymond Aron) et l'individualisme de Weber, l'opposition entre les structures sociales et le jeu des acteurs dans les phénomènes sociologiques. Toutefois, beaucoup de thématiques abordées par Durkheim sont toujours d'actualité comme l'individualisation croissante, les dangers de la recherche du bonheur par le toujours plus matériel, ou même « l'intégration « (bien que son sens ait évolué). De même, la plupart de ses conclusions sur le suicide restent valables : les pays de tradition protestante ont aujourd'hui encore des taux de suicide plus élevés que les pays catholiques, en temps de guerre les suicides sont moins nombreux, le mariage continue à protéger les époux sauf si ceux-ci sont très jeunes, et le fait d'avoir des enfants contribue à baisser les taux. Si Durkheim se montre parfois réactionnaire (très kantien à propos de la morale, peu habile dans ses réflexions sur les femmes), il apparaît aussi comme un homme moderne et visionnaire en considérant notamment la morale comme relative et en formulant finalement l'hypothèse d'une socialisation plus grande des femmes dans l'avenir. La sociologie de Durkheim paraît comme mise au service des idéaux de la République mais l'?uvre a dépassé l'ambition du maître. Cette étude à permis à Durkheim de cumuler et de synthétiser les grands objectifs de sa mission morale et intellectuelle : il prouve la pertinence de la nouvelle science sociologique (acte en apparence privé, le suicide est avant tout un bien fait social prévisible qui échappe au destin individuel). Il expose sa parfaite méthode sociologique : étude technique et spécialisée, méthode mathématique mais qui ignore toute expérience de terrain. La statistique est en effet le meilleur moyen d'étudier le phénomène du suicide. D'une part, parce que celui-ci ne se prête pas à l'observation directe et peu à l'entretien. Et parce que les enquêtes, menées par certains psychiatres ou suicidologues auprès de personnes ayant survécu à une tentative de suicide, ont toujours montré que tentatives et suicides consommés constituent deux faits distincts, non seulement par le résultat, mais aussi par les caractéristiques des populations concernées. Ainsi, de beaucoup majoritaires parmi les tentatives de suicide, les femmes et les jeunes sont pourtant les catégories où l'on dénombre le moins de suicides effectifs. Les facteurs choisis par Durkheim comme références n'ont changé que dans la mesure où les valeurs sociales ont changé. Ainsi, le rapport suicide- société est le même. Un siècle après, la statistique moderne, améliorée, perfectionnée dans ses techniques d'analyse, ne dément donc pas les travaux de Durkheim. Certes, le suicide a changé, mais en fonction des changements du régime socio- économique et dans le seul cadre de ce régime. Durkheim a été critiqué sur ces questions méthodologiques mais c'est aussi à ce niveau que l'?uvre de Durkheim fût appréciée. Peu d'ouvrages ont égalé la clarté avec laquelle Durkheim a disposé de ses données empiriques. L'oeuvre de Durkheim a exercé une influence souvent indépendante des idées de son auteur. Les sociologues américains ont trouvé chez lui, sur le plan théorique, les notions de fonction, de solidarité et d'anomie et sans doute un moraliste convenant à leur puritanisme. Parsons en particulier y a puisé des éléments pour sa théorie de l'équilibre social. Sur le plan pratique, les règles de la méthode donnaient aux chercheurs des Etats-Unis la garantie scientifique qu'ils recherchaient. En France, Durkheim a occupé à la Sorbonne la première chaire de sciences de l'éduction et de sociologie. Ses élèves les plus éminents, (Mauss, Fauconnet, Davy) ont constitué ce que l'on a appelé l'école française de sociologie. La fondation de L'année sociologique en 1898, deux ans après l'American Journal of Sociology a permis le contact entre sociologues d'horizons divers et la publication de nombreuses recherches, en particulier d'ethnologie. Mais l'impérialisme de Durkheim qui visait le regroupement de toutes les sciences sociales sous la protection de la sociologie, irritant les économistes et les historiens. Enfin son esprit dogmatique, moralisateur, et totalement dépourvu d'humour, ne facilitait pas l'acceptation de tendances scientifiques, qui heurtaient un grand nombre de ses collègues. L'influence directe de Durkheim après la disparition de ses disciples subit une éclipse. Elle se fera à nouveau sentir en France par le détour des Etats-Unis, dans la recherche d'une réflexion théorique plus scientifique. Cet ouvrage Le Suicide a marqué des générations de chercheurs, dans la mesure où Durkheim y a appliqué avec rigueur sa méthode à un phénomène que l'on regardait jusqu'alors comme individuel. L'apport de Durkheim à la sociologie est fondamental en ce sens que sa méthode, ses principes et ses études exemplaires, comme celle sur le suicide, constituent jusqu'à nos jours les bases de la sociologie moderne. Cette ?uvre majeure consacre la sociologie comme une science à part entière, et la fera vivre en influençant et en suscitant des vocations de sociologues. VI - Bibliographie complémentaire - BERTHELOT J.-M., « 1895 DURKHEIM : L'Avènement de la Sociologie Scientifique «, Presses Universitaires du Mirail, 1995. - BOUDON R., « Etudes sur les sociologues classiques «, Presses Universitaires de France, 1998. - BOURREAU R. « Sociologie Générale«, Montchrestien, E.J.A., 1999. - BRECHON P., « Les Grands Courants de la Sociologie «, Presses Universitaires de Grenoble, 2000. - De MONTLIBERT C., « Introduction au raisonnement sociologique «, Presses Universitaires de Strasbourg, 1990. - DURKHEIM E., « De la division du travail social «, Presses Universitaires de France, 1893. - DURKHEIM E., « Les règles de la méthode sociologique «, Presses Universitaires de France, 1895. - DURKHEIM E., « Les formes élémentaires de la vie religieuse«, Presses Universitaires de France, 1912. - STEINER P., « La Sociologie de Durkheim «, 3émeédition, Editions La Découverte, Paris, 2000. ----------------------- SUICIDE EGOISTE DEFAUT INTEGRATION SUICIDE ALTRUISTE EXCES SUICIDE ANOMIQUE EXCES DEFAUT REGULATION SUICIDE FATALISTE


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