Devoir de Philosophie

Techniques et civilisations

Publié le 12/06/2011

Extrait du document

« Soit par génie propre, soit par effet d'immensité, la Chine d'abord (j'entends la vieille Chine, évidemment) manquait de goût et d'élan pour les renouvellements profonds. — Singulier spectacle que celui de cette géante contrée qui, hier encore, représentait, toujours vivant sous nos yeux, un fragment à peine modifié du monde, tel que le monde pouvait être il y a dix mille ans... Population non seulement foncièrement agricole, mais essentiellement organisée suivant la hiérarchie des possessions territoriales — l'empereur n'était rien autre chose que le plus grand des propriétaires. Population ultra-spécialisée dans la brique, la poterie et le bronze. Population poussant jusqu'à la superstition l'étude des pictogrammes et la science des constellations. Civilisation incroyablement raffinée, bien sûr — mais, juste comme l'écriture où elle se trahit si ingénument, sans avoir changé de méthodes depuis les commencements. En plein XIXe siècle, du Néolithique encore, non pas rejuvéné comme ailleurs, mais simplement et interminablement compliqué sur lui-même, non seulement suivant les mêmes lignes, mais dans le même plan — comme s'il n'avait pu s'arracher de la terre où il s'était formé. « Or, pendant que la Chine s'incrustait déjà au sol, multipliant tâtonnements et découvertes sans se donner la peine de construire une Physique, l'Inde, elle, se laissait attirer, jusqu'à s'en perdre, dans la Métaphysique. L'Inde, région par excellence des hautes pressions philosophiques et religieuses... Nous ne ferons jamais la part trop grande aux influences mystiques descendues sur chacun de nous, durant le passé, de cet anticyclone. Mais si efficaces aient été ces courants pour ventiler et illuminer l'atmosphère humaine, force est bien de reconnaître qu'ils étaient, par excès de passivité et de détachement, incapables de construire la Terre. Surgie à son heure comme un grand souffle — comme un grand souffle aussi, et à son heure encore, l'âme primitive de l'Inde a passé. Et comment eût-il pu en être autrement ? Les phénomènes regardés comme une illusion (maya) et leurs liaisons comme une chaîne (karma), que restait-il à ces doctrines pour animer et diriger l'évolution humaine ? — Simple erreur commise —mais c'était tout ! — dans la définition de l'Esprit, et dans l'appréciation des liens qui rattachent celui-ci aux sublimations de la Matière. « Et c'est ainsi que, de proche en proche, nous nous trouvons rejetés vers les zones plus occidentales du Monde — celles où, sur l'Euphrate, sur le Nil, sur la Méditerranée, une exceptionnelle rencontre de lieux et de peuples allait, en quelques millénaires, produire le mélange favorable grâce auquel, sans rien perdre, au contraire, de leur force ascensionnelle, la raison saurait s'atteler aux faits, et la religion à l'action. La Mésopotamie, l'Égypte, l'Hellade, bientôt Rome, et par-dessus tout cela (j'y reviendrai en terminant) le mystérieux ferment judéo-chrétien, donnant sa forme spirituelle à l'Europe ! « Il est facile au pessimiste de décompter cette période extraordinaire en civilisations qui l'une après l'autre s'écroulent. N'est-il pas beaucoup plus scientifique de reconnaître une fois de plus, sous ces oscillations successives, la grande spirale de la Vie, s'élevant irréversiblement, par relais, suivant la ligne maîtresse de son évolution ? Suse, Memphis, Athènes peuvent mourir. Une conscience toujours plus organisée de l'Univers passe de main en main ; et son éclat grandit. «

Pierre TEILHARD DE CHARDIN, philosophe français (1881-1955), Le Phénomène humain, Le Seuil.

Liens utiles