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Lecture méthodique: Confessions de Rousseau

Publié le 23/06/2015

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Lecture méthodique

On donnait ce jour-là un grand dîner, où, pour la première fois, je vis avec beaucoup d'étonnement le maître d'hôtel ser-vir l'épée au côté et le chapeau sur la tête. Par hasard on vint à parler de la devise de la maison de Solar, qui était sur la tapis 

5 serie avec les armoiries : Tel fiert qui ne tue pas. Comme les Piémontais ne sont pas pour l'ordinaire consommés dans la langue française, quelqu'un trouva dans cette devise une faute d'orthographe, et dit qu'au motfiert il ne fallait point de t.

Le vieux comte de Gouvon allait répondre ; mais ayant jeté

w les yeux sur moi, il vit que je souriais sans oser rien dire : il m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyais pas que le t fût de trop, quefiert était un vieux mot français qui ne venait pas du nomferus, fier, menaçant, mais du verbeferit, il frappe, il blesse ; qu'ainsi la devise ne me paraissait pas dire : Tel

15 menace, mais tel frappe qui ne tue pas.

Tout le monde me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage fut de voir clairement sur le visage de Mlle de Breil un air de satisfaction. Cette personne si dédaigneuse daigna

20 me jeter un second regard qui valait tout au moins le premier; puis, tournant les yeux vers son grand-papa, elle semblait attendre avec une sorte d'impatience la louange qu'il me devait, et qu'il me donna en effet si pleine et entière et d'un air si content, que toute la table s'empressa de faire chorus.

25 Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili des outrages de la for-tune. Quelques minutes après, Mlle de Breil, levant derechef les yeux sur moi, me pria, d'un ton de voix aussi timide

30 qu'affable, de lui donner à boire. On juge que je ne la fis pas attendre; mais en approchant je fus saisi d'un tel tremblement, qu'ayant trop rempli le verre, je répandis une partie de

 

l'eau sur l'assiette et même sur elle. Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort. Cette question ne 35 servit pas à me rassurer, et Mlle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux.

La troisième leçon qui se dégage de ce texte n'est plus une leçon que Rousseau donne, mais une leçon qu'il reçoit. L'ivresse du triomphe, l'émotion d'avoir troublé Mlle de Breil, le rêve pro­visoire d'être sorti de son rang, l'empêchent de bien remplir son office de laquais : le voici « puni « de sa précipitation. À la manière d'Hannibal, qui fit trembler la République romaine, il sait « vaincre « mais non « profiter de sa victoire «. Il sait émouvoir les jeunes filles, mais n'arrive pas à conduire à son terme le sentiment qu'il fait naître. Il en fait d'ailleurs une loi de son existence, dans son propre commentaire de cet épisode : « Ici finit le roman où l'on remarquera, comme avec Mme Basile, et dans toute la suite de ma vie, que je ne suis pas heureux dans la conclusion de mes amours «. La clef se trouve peut-être dans le fond de son carac­tère, tel qu'il l'analyse dans son autoportrait (cf. lecture métho­dique 11) : l'hyperémotivité paralyse en lui l'action ; son esprit (ici sa capacité verbale) est contrecarré par son inadaptation com­portementale (sa maladresse gestuelle, dans cet épisode).

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« l'eau sur l'assiette et même sur elle.

Son frère me demanda étourdiment pourquoi je tremblais si fort.

Cette question ne 35 servit pas à me rassurer, et Mlle de Breil rougit jusqu'au blanc des yeux.

Les Confessions, Livre III p.

137-138.

--·INTRODUCTION Situation du passage Nous sommes à Turin, au début du Livre Ill, après l'épisode du« ruban volé».

Jean-Jacques a eu la chance de retrouver une place de laquais dans une maison de très haute noblesse, la mai­ son de Solar.

Le chef de cette maison, le vieux comte de Gouvon, a de la sympathie pour le jeune homme.

Rousseau remplit son office avec zèle, mais il souffre d'être totalement ignoré- en rai­ son de sa condition de valet- par la jolie Mlle de Breil, petite-fille du comte, qui a à peu près son âge ...

Or, la veille de l'épisode ici raconté, pour la première fois, Mlle de Breil a gratifié Jean-Jacques d'un regard bref, mais admiratif, à la suite d'une réplique bien tournée du jeune homme.

Celui-ci rêve d'obtenir un second regard, et l'occasion va lui en être don­ née.

Axes de lecture Ce récit est d'une grande richesse.

On peut y voir, tout d'abord.

une scène rondement menée, où se succèdent plusieurs « actes » dont Jean-Jacques est le héros triomphant puis mal­ heureux.

Le domestique RoLsseau n'a droit, en principe, ni à la parole ni au regard d'autrui.

L'enjeu de cette scène est, pour lui, de se faire regarder, « reconnaître » pour exister.

Le jeu des regards sera donc le second axe de notre lecture.

Enfin, cet épisode se veut exemplaire : le narrateur ne se contente pas d'en faire un moment mémorable; nous devons en tirer un certain nombre de« leçons», qui méritent un troi­ sième axe de lecture.

173. »

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