Le vol d'lcare
Publié le 19/03/2015
Extrait du document
«
32 L'invention de l'homme
l'homme s'inscrivait, il franchit les bornes, indifférent aux
limites de son corps et oublieux de l'artifice qui les a surmon
tées.
Et la montée vers le ciel se poursuit.
Nos yeux furent premiers à voir
les
nuages plus bas que nous,
et l'alouette à nos genoux
(Aragon).
Le risque alors est de confondre les limites, fixées en soi par
la nature ou la façon dont on accroît pour un temps son pou
voir, et les bornes, semblables aux lignes d'horizon d'un pay
sage
où l'on serait tenu immobile.
Confusion mortelle.
Icare
monte toujours plus haut, malgré le pressentiment de l'inven
teur, qui avertit suffisamment.
La faiblesse est oubliée, graduel
lement, à mesure que fait merveille l'artifice.
L'homme-oiseau
la croit transcendée.
Il poursuit sa montée folle et douce dans
les sillages indéfinis où le ciel s'offre à lui.
Une force neuve
permet de s'élever encore et au-delà ; pourtant, la limite silen
cieuse et inexorable, qui tient à la nature des choses, ne peut
se laisser oublier.
La cire a collé les plumes.
Les ailes d'Icare font corps avec
lui,
au point qu'il n'y pense plus et bat les airs sans retenue.
Et
le soleil, approché de trop près, détruit l'artifice.
Les ailes fon
dent et les bras nus agités en vain disent la fin brutale de l'illu
sion.
Par la pensée pourtant, vigilance affranchie des transes
du corps exalté, la chose était prévisible.
C'est compter sans la
hâte de vivre, qui prend les devants, et transgresse.
Les ailes de
la pensée déjouent le piège du bel envol.
Mais les ailes du
moment répondent trop au rêve pour freiner l'élan.
Dans la lumière tiède où s'ouvre un beau ciel d'homme,
Icare s'élevait porté par sa propre joie, et ne pouvait imaginer
alors la fin du chemin aérien.
Poésie, déliée des ancrages.
L'homme-poète, lui, est maladroit sur terre, ayant battu le
grand large venté, et sillonné le monde bleu des nuages.
L'ordre quotidien de l'utile semble interdire l'envol, et les exi
gences réifiées de la survie terrestre brident l'esquisse lyrique.
L'albatros.« Ses ailes de géant l'empêchent de marcher» (Bau
delaire).
L'homme-oiseau retombe dans la mer, et ses plumes
éparses, bientôt perdues dans les vagues, sont l'épilogue d'un
vol contre-nature.
S'approcher du soleil sans franchir les
limites.
Ces limites
étaient devenues invisibles.
On avait cru.
»
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