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38 Paysans venus d'autres contrées ou colons arrachés à leurs bureaux, leurs usines, leurs ateliers par la crise, ils n'avaient qu'un lien entre eux : la terre.

Publié le 15/12/2013

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38 Paysans venus d'autres contrées ou colons arrachés à leurs bureaux, leurs usines, leurs ateliers par la crise, ils n'avaient qu'un lien entre eux : la terre. Si elle ne les rebutait pas dès le premier contact, s'ils commençaient à l'arroser de leur sueur, ils finissaient par l'aimer. Ils la sentaient vierge sous leurs pas, difficile à conquérir, mais prometteuse de richesses que rien ne pouvait égaler. Très vite, ils en venaient à nommer liberté l'esclavage qu'elle leur imposait. C'est qu'ils redécouvraient à son contact, sans le savoir, des gestes vieux de tant d'années. Tout dormait au fond de leur âme depuis la nuit des temps. Ce qui leur semblait nouveau n'était que renouveau. Ailleurs, peut-être de l'autre côté de l'Océan, un de leurs ancêtres avait gratté le sol pour y semer quelques grains d'avoine sauvage. Des siècles et des siècles plus haut, sur un autre continent, une vieille femme, à demi nue, avait un jour renversé dans la boue sa récolte de céréales péniblement cueillie entre forêt et marécage. Elle avait pleuré sa provende, puis, l'hiver passé, elle l'avait vue renaître au centuple. Cette résurrection du grain, certaines des épouses de colons la portaient en elles, comme les hommes portaient l'amour de l'attelage, la passion du sillon tiré bien droit, la rage de vaincre le bois et de lui arracher son humus. Ces couples-là n'iraient rien chercher d'autre ni dans les villes, ni dans les mines, ni sur les fleuves. Même si des besognes moins pénibles s'offraient, ils resteraient à leur tâche d'essarteurs parce que la terre les avait empoignés. Elle les tenait aux tripes comme l'océan tient le marin qui joue sa vie à chaque écueil. La terre du Nord pouvait être plus rebelle que les autres, elle saurait bien les accrocher. Et, peut-être parce que les saisons étaient plus violentes, parce que les étés plus courts exigeaient davantage d'efforts, le combat qui se livrait était plus âpre et plus prenant aussi. Chaque instant comptait. Bêtes et gens devaient se donner tout entiers. À vrai dire, le Nord n'avait pas été ouvert pour sa terre, mais pour son bois, pour les métaux de son sous-sol. C'était la grande crise qui avait amené la création des comtés agricoles, mais les nouveaux paysans l'oubliaient vite. On leur offrait un royaume, ils ne pouvaient rien faire d'autre que le défricher et l'ensemencer. Cependant, si certaines femmes pouvaient vivre dans le Nord, d'autres ne parviendraient jamais à accepter ce pays. La plupart du temps, celles qui auraient voulu fuir devaient rester. Elles devaient se faire violence, s'efforcer de vivre comme les autres. Lutter contre le froid et contre cette angoisse que font naître au ventre de certains êtres les immensités sans bornes. La peur de ces terres illimitées, de ces océans de forêts semés de lacs et striés de rivières est une chose qui ne s'explique pas. Elle saisit les plus faibles, leur noue la gorge, leur étreint la poitrine et les paralyse. Certains colons devaient repartir parce que leurs épouses risquaient de mourir là, écrasées par ce pays qu'elles maudissaient à longueur de jour et de nuit. Mais il y avait celles qui s'éprenaient de ces contrées violentes. Femmes de colons, commerçantes, institutrices, serveuses de bars, infirmières gardes-malades. Celles-là s'empoignaient avec la solitude. Autant que les hommes, elles s'étaient juré de faire rendre au pays tout ce qu'il pouvait donner. Alors que certaines s'enfuyaient dès qu'elles voyaient le campe de bois rond que les hommes avaient eu mille peines à monter, d'autres s'y installaient comme en un palais, s'efforçant d'y rendre la vie agréable par ces mille petits riens qui exigent tant d'efforts. Elles apprenaient à coudre le cuir à la manière des Indiennes et confectionnaient des mocassins souples et imperméables. Elles les faisaient grands, se riant de la mode et de l'élégance, elles luttaient contre l'hiver en portant parfois cinq ou six paires de bas de laine l'une sur l'autre. Pour celle qui s'en allait vivre avec un époux chef d'un chantier de forestage ou de route, en un coin perdu loin de toute paroisse, lorsqu'elle arrivait sur un traîneau à chiens, il y avait parfois deux ou trois cents hommes alignés pour la regarder passer. Car ces hommes restaient des mois sans voir un visage féminin. En été, les femmes de ce Royaume du Nord devaient, comme les hommes, s'enduire le visage d'une huile noire, à base de goudron, qui puait, brûlait la peau mais éloignait les nuées de moustiques montant du marécage. Ces femmes prenaient l'habitude de la vie encore à demi sauvage. Elles ne s'étonnaient plus de côtoyer les Indiens sortant des réserves pour venir s'embaucher en forêt ou dans les mines. Elles ne s'étonnaient plus de voir les hommes laisser pousser leur barbe en novembre et la couper au printemps. Les plus pauvres s'en allaient parfois, durant de longues journées, se livrer à des travaux de bagnards. Embauchées par les contracteurs sur les routes à empierrer, elles enfilaient leur main gauche dans un gros gant de cuir, prenaient une pierre et la cassaient d'un coup de massette. Elles devaient ensuite faire entrer chaque caillou dans une caisse par un trou de calibrage pratiqué dans le couvercle. Un contremaître vidait les caisses pleines et, chaque fois, ajoutait un bâton sur son calepin, en face d'un nom. Les contracteurs gagnaient gros sur la peine de ces femmes qui touchaient vingt-cinq cents pour chaque caisse remplie. Les épouses de colons partaient de nuit, avec leur homme qui s'en allait aussi sur les chantiers. Tous commençaient leur journée au fanal ; elles cassant les cailloux, eux creusant les fossés de drainage, charriant et étendant les pierres. Les plus éprouvées, les plus dévouées étaient les gardes-malades. Par les nuits de tempête ou de grand gel, dans les orages, au long des chemins incertains, elles partaient à la recherche du lumignon placé sur un seuil et indiquant qu'un malade attendait du secours. Lorsqu'un homme venait les chercher, c'était parfois avec un attelage d'emprunt, à bord d'un traîneau de fortune qu'il savait à peine mener. Et c'était dans la neige des courses folles, avec des chutes, avec la douleur terrible des gelures. Parfois, les maisons misérables étaient si mal tenues que les gardes, obligées d'y séjourner des journées et des nuits, n'osaient manger que du bout des lèvres les patates à l'eau, les soupes de céréales gluantes et le poisson séché pendu au-dessus du poêle. Dans les nuits, les loups hurlaient. Il arrivait qu'ils attaquent les chiens ou les chevaux attelés au traîneau. Les femmes du Royaume du Nord qui ne renonçaient pas finissaient toutes par s'attacher à cette terre. Et les moins accrochées n'étaient pas celles à qui elle avait pris un mari ou un enfant. Car bien des bûcherons mouraient dans l'hiver, bien des mineurs restaient pris à jamais au fond des galeries. 39 Quand le père Levé entra chez le cordonnier, les autres portes du Magasin Général étaient déjà fermées. Il faisait grand nuit depuis un moment et le prêtre dit, tout essoufflé : -- Les curés devraient être comme les médecins, la ville devient grande, il faudrait une automobile. Alban se leva et dit à son apprenti : -- Tu peux fermer, Timax. Le prêtre qui serrait la main de Cyrille la retint dans les siennes en disant au cordonnier : -- Si vous m'enfermez avec celui-là, on va certainement se battre. -- Faut pas rigoler avec ça, mon père, dit Cyrille sèchement. Je veux pas être séparé de ma femme et de mes petits. Catherine Robillard entra par la porte donnant sur le magasin et dit : -- Tu peux aller, Timax. Tu diras à ta mère de mettre deux assiettes de plus. Le prêtre empoigna Cyrille par l'épaule et le secoua en lançant : -- Oh alors, si nous sommes invités... -- Quand on arrive chez les gens à pareille heure, fit Catherine, c'est qu'on est comme les vagabonds, on espère la soupe, monsieur le curé. Ils se mirent à rire, et Cyrille, sans aller jusqu'à les accompagner, ébaucha un sourire. Alban retourna à sa place et montra la chaise de l'apprenti au curé qui s'y installa de biais, un coude sur le dossier, l'autre sur l'établi. Catherine s'assit sur une caisse et désigna à Cyrille la chaise destinée aux clients qui essayaient des chaussures. -- J'aime mieux qu'on cause ici tranquilles, fit-elle, à la cuisine, avec la marmaille, c'est pas facile. Il y eut un petit temps avec des échanges de regards comme si chacun eût attendu de l'autre qu'il lançât le premier mot. À la surprise de Catherine et du curé, ce fut Alban qui dit : -- Quand vous êtes arrivé, mon père, j'étais justement en train de lui raconter l'incendie, quand on s'est retrouvés sans rien... -- Seulement, vous aviez votre femme. Elle est pas repartie. Alban se mit à rire : -- Heureusement, à ce temps, j'avais les deux jambes raides, je risquais pas de lui courir après. -- La mienne, fit Cyrille, elle a les pieds... Catherine redevenue tranchante l'interrompit : -- Ne nous rappelez pas ça, Labrèche. Nous le savons. Et vous, vous savez très bien que c'est pour ça qu'elle n'a pas pu rester. Elle souffre encore trop pour s'accommoder d'une vie aussi dure. Mais elle l'a promis, elle reviendra quand vous pourrez l'accueillir dans une vraie maison. -- C'est à moi qu'elle l'a promis, dit le père Levé. Je sais qu'elle tiendra. -- Une maison, ça se fait pas comme ça. Cyrille eut un geste de la main en faisant claquer son pouce contre sa paume. -- J'en sais quelque chose, dit le prêtre. Je t'ai aidé à bâtir un beau petit campe, tu l'as poussé à l'eau à la première occasion. Cette fois, ils se mirent tous à rire. Puis, se reprenant le premier, Cyrille grogna :

« Elles apprenaient àcoudre lecuir àla manière desIndiennes etconfectionnaient des mocassins souplesetimperméables.

Elleslesfaisaient grands,seriant delamode etde l’élégance, ellesluttaient contrel’hiverenportant parfoiscinqousix paires debas de laine l’une surl’autre.

Pourcellequis’en allait vivreavecunépoux chefd’un chantier de forestage ouderoute, enun coin perdu loindetoute paroisse, lorsqu’elle arrivaitsurun traîneau àchiens, ilyavait parfois deuxoutrois cents hommes alignéspourlaregarder passer.

Carceshommes restaient desmois sansvoirunvisage féminin.

Enété, les femmes deceRoyaume duNord devaient, commeleshommes, s’enduire levisage d’une huilenoire, àbase degoudron, quipuait, brûlait lapeau maiséloignait lesnuées de moustiques montantdumarécage. Ces femmes prenaient l’habitude delavie encore àdemi sauvage.

Ellesnes’étonnaient plus decôtoyer lesIndiens sortantdesréserves pourvenir s’embaucher enforêt ou dans lesmines.

Ellesnes’étonnaient plusdevoir leshommes laisserpousser leurbarbe en novembre etlacouper auprintemps. Les plus pauvres s’enallaient parfois, durantdelongues journées, selivrer àdes travaux de bagnards.

Embauchées parlescontracteurs surlesroutes àempierrer, elles enfilaient leurmain gauche dansungros gant decuir, prenaient unepierre etla cassaient d’uncoup demassette.

Ellesdevaient ensuitefaireentrer chaque cailloudans une caisse paruntrou decalibrage pratiquédanslecouvercle.

Uncontremaître vidait les caisses pleines et,chaque fois,ajoutait unbâton surson calepin, enface d’un nom. Les contracteurs gagnaientgrossurlapeine deces femmes quitouchaient vingt-cinq cents pourchaque caisseremplie.

Lesépouses decolons partaient denuit, avecleur homme quis’en allait aussi surleschantiers.

Touscommençaient leurjournée aufanal ; elles cassant lescailloux, euxcreusant lesfossés dedrainage, charriantetétendant les pierres. Les plus éprouvées, lesplus dévouées étaientlesgardes-malades.

Parlesnuits de tempête oudegrand gel,dans lesorages, aulong deschemins incertains, ellespartaient à la recherche dulumignon placésurunseuil etindiquant qu’unmalade attendait du secours.

Lorsqu’un hommevenaitleschercher, c’étaitparfois avecunattelage d’emprunt, àbord d’untraîneau defortune qu’ilsavait àpeine mener.

Etc’était dansla neige descourses folles,avecdeschutes, avecladouleur terribledesgelures. Parfois, lesmaisons misérables étaientsimal tenues quelesgardes, obligées d’y séjourner desjournées etdes nuits, n’osaient mangerquedubout deslèvres lespatates à l’eau, lessoupes decéréales gluantes etlepoisson séchépendu au-dessus dupoêle. Dans lesnuits, lesloups hurlaient.

Ilarrivait qu’ilsattaquent leschiens oules chevaux attelés autraîneau. Les femmes duRoyaume duNord quinerenonçaient pasfinissaient toutespar s’attacher àcette terre.

Etles moins accrochées n’étaientpascelles àqui elle avait pris un mari ouunenfant.

Carbien desbûcherons mouraientdansl’hiver, biendesmineurs restaient prisàjamais aufond desgaleries.. »

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