Devoir de Philosophie

Abelard, Tome I Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de valeur, ils donneraient de lui une insuffisante idée, si nous n'avions le témoignage de son siècle, et ce témoignage est très-considérable.

Publié le 11/04/2014

Extrait du document

abelard
Abelard, Tome I Quoique les ouvrages d'Abélard aient beaucoup de valeur, ils donneraient de lui une insuffisante idée, si nous n'avions le témoignage de son siècle, et ce témoignage est très-considérable. Ces temps du moyen âge qu'on se représente comme ensevelis dans l'ignorance, comme abrutis de grossièreté, tenaient en haute estime, peut-être à cause de leur grossièreté et de leur ignorance même, les travaux de l'esprit et du talent. La renommée s'attachait aisément alors à la supériorité littéraire, et je ne sais s'il est beaucoup d'époques où il ait mieux valu briller par la pensée ou la science. C'étaient autant de dons rares, merveilleux, presque surnaturels, auxquels tous rendaient hommage. Le clergé même considérait les esprits qu'il redoutait. Le pouvoir temporel les persécutait quelquefois, mais ne les dédaignait pas. Il y avait au-dessus de ces populations rudes et violentes, séparées par tant d'obstacles, exposées à tant de tyrannies, une véritable république des lettres, une société tout intellectuelle que l'Église universelle ou du moins l'Église latine, enserrait dans son vaste sein, offrant une place, un titre, un asile, une puissance même, à ceux qui s'en montraient les citoyens éminents. La force, qui dans le champ de la politique exerçait un empire si absolu, s'arrêtait avec respect, même avec déférence, devant le génie ou le simple savoir, revêtu d'un caractère sacré et populaire à la fois; on admirait ce que l'on ne comprenait pas. Abélard, à travers tous ses malheurs, a joui autant ou plus qu'homme au monde des douceurs de la renommée. Les philosophes de la Grèce n'obtinrent pas de leur vivant une aussi lointaine célébrité. Chez les modernes, ni les Descartes, ni les Leibnitz n'ont vu leur nom descendre à ce point dans les rangs du peuple contemporain. Voltaire seul, peut-être, et sa situation dans le XVIIIe siècle, nous donneraient quelqu'image de ce que le XIIe pensait d'Abélard. Ceux mêmes qui le blâmaient ou ne l'osaient défendre, l'appelaient un philosophe admirable, un maître des plus célèbres dans la science. «Nos siècles,» dit un chroniqueur, «n'ont point vu son pareil; les premiers siècles n'en ont point vu un second[359].» Un écrivain du temps emploie pour lui ce mot, qu'il invente peut-être, ce titre d'esprit universel qui semble avoir été précisément retrouvé pour Voltaire; d'autres ont dit que la Gaule n'eut rien de plus grand, qu'il était plus grand que les plus grands, que sa capacité était au-dessus de l'humaine mesure; et ce siècle, qui avait le culte de l'antiquité, l'a mis au rang des Platon, des Aristote, et, chose plus étrange, des Cicéron et des Homère[360]. Pour expliquer un enthousiasme si vif et si général, il faut ajouter au mérite réel de ses ouvrages, la puissance et le charme de son élocution. Jamais l'enseignement n'eut plus d'ascendant et d'éclat que dans la bouche d'Abélard. Aussi couvrit-il la chrétienté de ses disciples. On dit que de son école sont sortis un pape, dix-neuf cardinaux, plus de cinquante évêques ou archevêques de France, d'Angleterre ou d'Allemagne[361], et parmi eux le célèbre Pierre Lombard, évêque de Paris, celui qui constitua la philosophie théologique de l'université par son livre fameux, le Livre des sentences, dont on croit que le fondement est dans le Sic et non d'Abélard. Ses disciples les plus avérés sont Bérenger et Pierre de Poitiers, Adam du Petit-Pont, Pierre Hélie, Bernard de Chartres, Robert Folioth, Menervius, Raoul de Châlons, Geoffroi d'Auxerre, Jean le Petit, Arnauld de Bresce, Gilbert de la Porrée[362]. Mais les historiens de la philosophie lui donnent pour disciples, non sans raison peut-être, tous ceux qui cinquante ans durant après lui, enseignèrent par leurs leçons ou leurs écrits la dialectique et la théologie rationnelle. Ce qui est certain, c'est que la scolastique, cette philosophie de cinq siècles, ne cite point de plus grand nom, et consent à dater de lui. Ceux qui, dans l'école, l'ont précédé, égalé, surpassé, sont restés au-dessous de lui dans la mémoire des hommes. [Note 359: «Mirabilis philosophus.» Roh. autiss., Chron., Rec. des Hist., t. XII, p. 203. «Magister in scientia celeberrimus.» Alberic. Chron., id. t. XIII, p. 700. «Philosophus cui nostra parem, nec prima secundum saecula viderunt.» Ex chron. britann. id. t. XII, p, 558.] [Note 360: Gallia nil majus habuit vel clarius isto. (Epitaph. Ex Chron. Rich. pict., Rec. des Hist., t. XII, p. 415.) LIVRE PREMIER. 121 Abelard, Tome I Petrus.... quem mundus Homerum Clamabat. (Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.) Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum, Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum, Physica Platonem, facundia sic Ciceronem. (Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)] [Note 361: Crevier, Hist. de l'Université, t. I, p. 171.-- Essai sur la vie et les écrits d'Abélard, par madame Guizot, p. 330.] [Note 362: Inter hos et allos in parte remota Parvi pontis incola (non loquor ignota). Disputabat digitis directis in tota, Et quecumque dixerat erant per se nota. Celebrem theologum vidimus Lombardum, Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum, Quorum opobalsamum spirat os et nardum; Et professi plurimi sunt Abaielardum. Ces vers sont de Walter Mapes (p. 28 du recueil déjà cité. Voy. ci-dessus, not. 1 de la page 168). Tous les noms qu'on vient de lire sont connus, à l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète anglais. On ne cite au XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque de Chartres, et un prieur de Cluni, qui fut appelé Scolasticus; mais celui-ci est mort cent ans avant la mort de Mapes. Voyez les articles de tous ces savants dans l'Histoire littéraire, et sur les disciples d'Abélard, Duboulai, Hist. Univ., t. II, catalog. Illust. vir., et Brucker, Hist. crit. phil., t. III, p. 768.] L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie. De ses titres à l'admiration du monde, plusieurs ne pouvaient résister au temps. Dans ses écrits, dans ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes exposés à n'y plus apprécier des nouveautés que les siècles ont vieillies. Mais pourtant il est impossible d'y méconnaître les caractères éminents de cette indépendance intellectuelle, signe et gage de la raison philosophique. Chargé des préjugés de son temps, comprimé par l'autorité, inquiet, soumis, persécuté, Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs de l'esprit humain. Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne fut pas même un grand philosophe; mais un esprit supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un raisonneur inventif, un critique pénétrant qui comprenait et exposait merveilleusement. Parmi les élus de l'histoire et de l'humanité, il n'égale pas, tant s'en faut, celle que désola et immortalisa son amour. Héloïse est, je crois, la première des femmes[363]. [Note 363: Mès ge ne croi mie, par m'ame, C'onques puis fust une tel fame. Roman de la Rose, t. II, v. 213.] LIVRE PREMIER. 122
abelard

« Petrus....

quem mundus Homerum Clamabat. (Seconde épitaphe attribuée à Pierre le Vénérable.) Plangit Aristotelem sibi logica nuper ademptum, Et plangit Socratem sibi moerens Ethica demtum, Physica Platonem, facundia sic Ciceronem. (Épitaphe attribuée au prieur Godefroi, par Rawlinson.)] [Note 361: Crevier, Hist.

de l'Université, t.

I, p.

171.— Essai sur la vie et les écrits d'Abélard, par madame Guizot, p.

330.] [Note 362: Inter hos et allos in parte remota Parvi pontis incola (non loquor ignota). Disputabat digitis directis in tota, Et quecumque dixerat erant per se nota. Celebrem theologum vidimus Lombardum, Cum Yvone, Helyum Petrum, et Bernardum, Quorum opobalsamum spirat os et nardum; Et professi plurimi sunt Abaielardum. Ces vers sont de Walter Mapes (p.

28 du recueil déjà cité.

Voy.

ci-dessus, not.

1 de la page 168).

Tous les noms qu'on vient de lire sont connus, à l'exception de cet Yvon ou Ives dont parle le poète anglais.

On ne cite au XIIe siècle sous ce nom que saint Ives, évêque de Chartres, et un prieur de Cluni, qui fut appelé Scolasticus; mais celui-ci est mort cent ans avant la mort de Mapes.

Voyez les articles de tous ces savants dans l'Histoire littéraire, et sur les disciples d'Abélard, Duboulai, Hist.

Univ., t.

II, catalog.

Illust.

vir., et Brucker, Hist.

crit.

phil., t.

III, p.

768.] L'influence d'Abélard est dès longtemps évanouie.

De ses titres à l'admiration du monde, plusieurs ne pouvaient résister au temps.

Dans ses écrits, dans ses opinions, nous ne saurions distinguer avec justesse tout ce qu'il y eut d'original, et nous sommes exposés à n'y plus apprécier des nouveautés que les siècles ont vieillies.

Mais pourtant il est impossible d'y méconnaître les caractères éminents de cette indépendance intellectuelle, signe et gage de la raison philosophique.

Chargé des préjugés de son temps, comprimé par l'autorité, inquiet, soumis, persécuté, Abélard est un des nobles ancêtres des libérateurs de l'esprit humain. Ce ne fut pourtant pas un grand homme; ce ne fut pas même un grand philosophe; mais un esprit supérieur, d'une subtilité ingénieuse, un raisonneur inventif, un critique pénétrant qui comprenait et exposait merveilleusement.

Parmi les élus de l'histoire et de l'humanité, il n'égale pas, tant s'en faut, celle que désola et immortalisa son amour.

Héloïse est, je crois, la première des femmes[363]. [Note 363: Mès ge ne croi mie, par m'ame, C'onques puis fust une tel fame. Roman de la Rose, t.

II, v.

213.] Abelard, Tome I LIVRE PREMIER.

122. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles