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Abelard, Tome I résultat idéologique, ou une vue de l'esprit humain.

Publié le 11/04/2014

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Abelard, Tome I résultat idéologique, ou une vue de l'esprit humain. 4° Il est naturel de se demander ce qu'il en est de tout cela dans la réalité et indépendamment de l'esprit humain; et la grammaire a prévenu et même hypothétiquement résolu la question. Quand elle dit que les noms désignent des choses ou des qualités, elle suppose apparemment qu'il y a des choses et des qualités. Les choses réelles, individuelles, elle les appelle substances, ou choses qui existent par elles-mêmes. Elle appelle ainsi non-seulement des substances accessibles aux sens, mais des substances invisibles; Dieu, une âme, sont des substantifs comme cet homme ou cette pierre. La perception par les sens n'est pas l'unique garant de la substance, et l'on croit à des choses qu'on ne voit pas. Les langues faites sous l'empire de cette croyance la constatent; mais la justifient-elles? Elles font une distinction entre les substances et les qualités. Celles-ci sont dites ne pas exister par elles-mêmes, et elles ne sont que des choses en d'autres choses. Cependant elles sont nommées isolément, absolument, et supposées ainsi des choses par le langage. Cette supposition est-elle un démenti donné à la distinction précédente? Les qualités existent-elles, et comment existent-elles? Faut-il prendre le langage pour la réponse réelle et décisive à cette question? Il en préjuge la solution; il est, au moins par hypothèse, ontologique. Il décrit les réalités comme elles paraissent être à l'esprit, et tout au moins comme elles pourraient être effectivement. La grammaire n'est donc pas radicalement étrangère à l'ontologie. Elle la suppose en traduisant les idées de l'esprit humain. 5° Dès qu'elle a fait connaître les noms, elle expose les circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés les uns par rapport aux autres, ou les relations verbales que leur donne le langage raisonné. Car la grammaire n'est pas une simple nomenclature; toute grammaire est syntaxe, même dès ses premières pages. Les choses nommées sont exprimées les unes relativement aux autres. Par exemple, on énonce qu'une chose est en la possession d'une autre ou qu'elle passe en la possession d'une autre; on énonce qu'une chose reçoit l'action d'une autre, et cela par le moyen d'une autre. Ce sont les différents cas des noms, c'est le génitif, le datif, l'accusatif, l'ablatif. Voilà certainement encore de la pure grammaire. Et tout cela cependant signifie que l'esprit établit des rapports entre les objets; tout cela énumère et définit quelques-uns de ces rapports. La possession ou habitude qui est exprimée par le génitif ou attribuée par le datif, le rapport d'action à passion, de moyen à résultat, sont assurément des conceptions de l'esprit, et si l'on n'avait pas soin de les analyser comme telles, on ferait de la mauvaise grammaire. Ainsi le rapport de possession serait une définition bien vague et bien insuffisante de celui qui est exprimé par le génitif, lequel exprime entre autres une forme de possession particulière, celle de l'attribut par le sujet; le rapport de l'agent au patient que représente en général celui du sujet au régime ou du nominatif à l'accusatif, se rattache souvent à celui de l'effet à la cause; enfin l'ablatif qui correspond à l'idée de moyen, désigne souvent ce qu'on appelle dans l'école la cause instrumentale. Il y a là un assez grand nombre d'idées de relation, nécessaires à l'esprit humain qui les emploie, transporte ou convertit avec une liberté et une autorité singulières. La grammaire est confuse et inexacte si elle ne les distingue, les ordonne et les définit; et quand elle fait cette opération sur les mots, elle décrit en même temps des idées nécessaires à l'intelligence, et touche à ce qu'un philosophe allemand appelle l'architectonique de l'esprit humain. Le fait-elle dans un point de vue vraiment psychologique, elle cesse de regarder ces notions comme de simples nécessités de la pensée. L'esprit, en effet, ne les emploie pas uniquement comme les seuls moyens d'avoir des choses une conception qui lui serve. Il y croit en même temps qu'il en use, c'est-à-dire qu'il a l'invincible conviction que ces rapports sur lesquels il raisonne sont effectivement les rapports externes des choses, et qu'en dehors de lui il y a des causes, des effets, des agents, des moyens, des résultats, etc.; en un mot, que cette liaison idéale de ses perceptions est la copie fidèle des relations entre les objets de la nature. Comme les noms qui les désignent, les choses ont pour lui leurs cas, et le monde réel serait incompréhensible s'il n'était pas tel qu'il est compris. Encore sous ce rapport, on voit que la grammaire suggère et suppose une ontologie. LIVRE II. DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD. 129 Abelard, Tome I Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots, exclusivement relatives à l'expression indépendamment de la réalité qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage en général ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue offre de ces questions-là. Par exemple, que les cas soient désignés par les désinences des mots comme en latin, par des articles comme en français, par des désinences et par des articles comme en grec; c'est un point de grammaire qui n'a rien de commun avec la science de la pensée ou de la nature. Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel genre, qu'ils soient tous féminins plutôt que masculins ou l'inverse, ce n'est pas là non plus une vraie question métaphysique; ce n'est en grammaire qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître. Enfin des questions même plus profondes, comme celles de la composition des mots, de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la manière dont les idiomes se sont successivement engendrés, quoiqu'elles ne puissent être résolues sans une analyse assez fine des idées, sont cependant des questions qui, pour la plupart, dépendent de l'état des esprits dans les pays et les temps où les langues se sont formées. Bien qu'elles ne soient pas uniquement verbales, et qu'elles touchent à la philosophie de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions grammaticales; elles appartiennent à la linguistique, à la science des mots. Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes du langage avec la pensée, n'y a-t-il pas des points dont l'étude est indifférente, ou peu s'en faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore qu'on ne puisse les parfaitement étudier sans philosophie; prenons pour exemple tout ce qui concerne le langage figuré. La connaissance approfondie du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque, vraiment philosophique, que la faculté de nommer les objets ne va pas sans un penchant à représenter les uns par les noms des autres, en vertu de certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en d'autres termes, à parler par images. Ou pourrait rechercher encore si, comme quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement métaphorique, ou si seulement le langage figuré est de fait mêlé au langage direct, et dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est inévitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité de l'abolir et de composer une langue absolument dénuée de figures. C'est là de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques inductions sur la nature de l'esprit humain, la connaissance de la réalité n'est pas fort engagée dans l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la vérité de nos idées objectives. Encore est-ce une simple opinion que j'exprime, et la thèse contraire a-t-elle été soutenue par des philosophes qui ont donné au langage une importance philosophique supérieure à celle que je suis disposé à lui reconnaître. J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits; il y en a de différentes sortes. Prenons ceux qui expriment substantivement ces qualités qu'on nomme dans l'école les accidents de la substance, comme la qualité d'être blanc, amer, mou, etc., ou la blancheur, l'amertume, la mollesse, etc. Les abstractions de cette sorte ne représentent aucune substance réelle. Il y a des substances qui ont diverses qualités, entre autres celle d'être molles, amères et blanches; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement la blancheur, la mollesse, l'amertume en elle-même. Lorsqu'on isole ces accidents par la pensée et le langage, et que l'on en fait les sujets de certaines propositions, quand on dit la blancheur est agréable, l'amertume est répugnante, le sens commun avertit que ce sont des sujets hypothétiques et artificiels dus au pouvoir généralisateur de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au substantif, de l'attribut au sujet, qui a peut-être quelque analogie avec la propriété translative ou métaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus de réalité que ces autres locutions, le choc des opinions, le feu des passions, l'explosion de la colère. C'est une translation ou métaphore d'un autre genre; la première rendait l'insensible par une comparaison avec le sensible, ou l'invisible par une image; la seconde convertit l'attribut en sujet et la qualité en substance. C'est un don, un pouvoir, peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer ces métamorphoses, mais la réalité n'est guère intéressée dans tout cela. Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs abstraits (celle des substantifs qui répondent aux qualités accidentelles des êtres) n'est et ne doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les choses comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas essentiellement comme les mots, ou que les mots ne sont que des mots. LIVRE II. DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD. 130
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« Est-ce donc qu'il n'y ait pas en grammaire de pures questions de mots, exclusivement relatives à l'expression indépendamment de la réalité qu'elle exprime, et qui n'appartiennent qu'à la nature propre du langage en général ou d'une langue en particulier? Si vraiment, et toute langue offre de ces questions-là.

Par exemple, que les cas soient désignés par les désinences des mots comme en latin, par des articles comme en français, par des désinences et par des articles comme en grec; c'est un point de grammaire qui n'a rien de commun avec la science de la pensée ou de la nature.

Que les substantifs abstraits soient de tel ou tel genre, qu'ils soient tous féminins plutôt que masculins ou l'inverse, ce n'est pas là non plus une vraie question métaphysique; ce n'est en grammaire qu'un point de fait à éclaircir ou à connaître.

Enfin des questions même plus profondes, comme celles de la composition des mots, de leur transfusion d'une langue dans une autre, de la manière dont les idiomes se sont successivement engendrés, quoiqu'elles ne puissent être résolues sans une analyse assez fine des idées, sont cependant des questions qui, pour la plupart, dépendent de l'état des esprits dans les pays et les temps où les langues se sont formées.

Bien qu'elles ne soient pas uniquement verbales, et qu'elles touchent à la philosophie de l'histoire, on peut encore les regarder comme des questions grammaticales; elles appartiennent à la linguistique, à la science des mots. Mais enfin, dans les rapports généraux eux-mêmes du langage avec la pensée, n'y a-t-il pas des points dont l'étude est indifférente, ou peu s'en faut, à toute philosophie réelle? Je le crois, encore qu'on ne puisse les parfaitement étudier sans philosophie; prenons pour exemple tout ce qui concerne le langage figuré.

La connaissance approfondie du langage figuré conduirait sans doute à cette remarque, vraiment philosophique, que la faculté de nommer les objets ne va pas sans un penchant à représenter les uns par les noms des autres, en vertu de certaines similitudes qui frappent l'imagination plus que la raison; en d'autres termes, à parler par images.

Ou pourrait rechercher encore si, comme quelques-uns l'ont prétendu, toute langue est exclusivement métaphorique, ou si seulement le langage figuré est de fait mêlé au langage direct, et dans ce cas, si ce mélange est utile, s'il est inévitable, s'il y aurait quelque motif et quelque possibilité de l'abolir et de composer une langue absolument dénuée de figures.

C'est là de la philosophie sans aucun doute, mais c'est de la philosophie du langage, et quoiqu'on en pût tirer encore quelques inductions sur la nature de l'esprit humain, la connaissance de la réalité n'est pas fort engagée dans l'étude de ces questions, et pour celui qui les résout sainement, elles n'ont pas un rapport essentiel avec la vérité de nos idées objectives.

Encore est-ce une simple opinion que j'exprime, et la thèse contraire a-t-elle été soutenue par des philosophes qui ont donné au langage une importance philosophique supérieure à celle que je suis disposé à lui reconnaître. J'ai parlé tout à l'heure des substantifs abstraits; il y en a de différentes sortes.

Prenons ceux qui expriment substantivement ces qualités qu'on nomme dans l'école les accidents de la substance, comme la qualité d'être blanc, amer, mou, etc., ou la blancheur, l'amertume, la mollesse, etc.

Les abstractions de cette sorte ne représentent aucune substance réelle.

Il y a des substances qui ont diverses qualités, entre autres celle d'être molles, amères et blanches; il n'y a pas une chose qui soit substantiellement la blancheur, la mollesse, l'amertume en elle-même.

Lorsqu'on isole ces accidents par la pensée et le langage, et que l'on en fait les sujets de certaines propositions, quand on dit la blancheur est agréable, l'amertume est répugnante, le sens commun avertit que ce sont des sujets hypothétiques et artificiels dus au pouvoir généralisateur de l'esprit; c'est une translation de l'adjectif au substantif, de l'attribut au sujet, qui a peut-être quelque analogie avec la propriété translative ou métaphorique du langage, et qui n'a pas beaucoup plus de réalité que ces autres locutions, le choc des opinions, le feu des passions, l'explosion de la colère.

C'est une translation ou métaphore d'un autre genre; la première rendait l'insensible par une comparaison avec le sensible, ou l'invisible par une image; la seconde convertit l'attribut en sujet et la qualité en substance.

C'est un don, un pouvoir, peut-être une faiblesse de l'esprit humain, que d'opérer ces métamorphoses, mais la réalité n'est guère intéressée dans tout cela.

Dans ces termes, l'étude de cette classe de substantifs abstraits (celle des substantifs qui répondent aux qualités accidentelles des êtres) n'est et ne doit être qu'une étude de mots; et c'est savoir les choses comme elles sont, que de savoir dans ce cas qu'elles ne sont pas essentiellement comme les mots, ou que les mots ne sont que des mots.

Abelard, Tome I LIVRE II.

DE LA PHILOSOPHIE D'ABÉLARD.

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