Boule de suif Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit : on refusa froidement.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermèrent, son front tomba : elle avait perdu
connaissance.
Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde.
Chacun perdait l'esprit, quand la plus
âgée des bonnes soeurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de suif et lui
fit avaler quelques gouttes de vin.
La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante
qu'elle se sentait fort bien maintenant.
Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à
boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : "C'est la faim, pas autre chose."
Alors Boule de suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun :
"Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et à ces dames..." Elle se tut, craignant un outrage.
Loiseau prit la
parole : "Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s'aider.
Allons, Mesdames, pas de
cérémonie, acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit ?
Du train dont nous allons, nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi." On hésitait, personne n'osant
assumer la responsabilité du "oui".
Mais le comte trancha la question.
Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et, prenant son grand air de
gentilhomme, il lui dit : "Nous acceptons avec reconnaissance, Madame."
Le premier pas seul coûtait.
Une fois le Rubicon passé, on s'en donna carrément.
Le panier fut vidé.
Il
contenait encore un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de
Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits fours et une tasse pleine de cornichons et d'oignons au
vinaigre, Boule de suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.
On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler.
Donc on causa, avec réserve d'abord, puis,
comme elle se tenait fort bien, on s'abandonna davantage.
Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient
un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse.
La comtesse surtout montra cette
condescendance aimable des très nobles dames qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante.
Mais la forte
Mme Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeant beaucoup.
On s'entretint de la guerre, naturellement.
On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure
des Français ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres.
Les histoires
personnelles commencèrent bientôt, et Boule de suif raconta, avec une émotion vraie, avec cette chaleur de
parole qu'ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quitté Rouen :
"J'ai cru d'abord que je pourrais rester, disait-elle.
J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux
nourrir quelques soldats que m'expatrier je ne sais où.
Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort
que moi ! Ils m'ont tourné le sang de colère ; et j'ai pleuré de honte toute la journée.
Oh ! si j'étais un homme,
allez ! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque à pointe, et ma bonne me tenait les
mains pour m'empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos.
Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors
j'ai sauté à la gorge du premier.
Ils ne sont pas plus difficiles à étrangler que d'autres ! Et je l'aurais terminé,
celui-là, si l'on ne m'avait pas tirée par les cheveux.
Il a fallu me cacher après ça.
Enfin, quand j'ai trouvé une
occasion, je suis partie, et me voici."
On la félicita beaucoup.
Elle grandissait dans l'estime de ses compagnons qui ne s'étaient pas montrés si
crânes ; et Cornudet, en l'écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apôtre ; de même un prêtre
entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les
hommes en soutane ont celui de la religion.
Il parla à son tour d'un ton doctrinaire, avec l'emphase apprise
dans les proclamations qu'on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il étrillait
magistralement cette "crapule de Badinguet".
Mais Boule de suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste.
Elle devenait plus rouge qu'une guigne, et,
bégayant d'indignation : "J'aurais bien voulu vous voir à sa place, vous autres.
Ca aurait été du propre, ah oui
! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme ! On n'aurait plus qu'à quitter la France si l'on était gouverné par des Boule de suif
Boule de suif 8.
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