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CADETS DE FAMILLE

Publié le 12/08/2011

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Ils étaient les cadets, les derniers nés de pères nobles qui s'efforçaient de préserver leur héritage, un château plus ou moins délabré flanqué d'une pièce de vignoble, pour le transmettre intact à l'aîné. Que devenaient donc les autres, le deuxième, le troisième, le quatrième mâle? On leur donnait un vaste feutre à plumes flottantes, une rapière, une paire de grandes bottes montantes, le fameux havresac de cuir, et, dans le meilleur des cas, un brave cheval extrait de l'écurie paternelle. Ils pouvaient alors prendre la route et chercher fortune ailleurs. Et c'est ce que faisaient les plus jeunes fils des chevaliers, devenus chevaliers de fortune. Pour bien unique, ils avaient la noblesse de leur sang, mais sachant que tous l'ignoraient en dehors d'eux, ils s'arrogeaient comme par défi un point d'honneur particulier. Ils s'en allaient par le monde, faisant sonner leurs éperons, le regard torve et soupçonneux, prêts à tout instant à tirer la rapière du fourreau brinquebalant, ce qui n'empêchait jamais un demi-sourire de souligner un nez parfois trop grand, comme chez Cyrano de Bergerac. On les rencontrait sur toutes les routes d'Europe, car ce que furent les cadets de la gaillarde Gascogne, les hidalgos l'ont été pour l'Espagne, les « Schlachzigs « pour la Pologne. Partout ces temps troublés donnèrent les mêmes moissons. Et cette sorte particulière de jeunesse dorée, cette chevalerie devenue au cours des ans une pépinière de reîtres et un véritable fléau national, posait un problème aux grands esprits organisateurs de l'époque, ceux-là mêmes qui croyaient faire régner la paix en ajoutant au chaos existant celui de leurs guerres. A l'époque où la confusion était à son comble et où les joyeux cadets de Gascogne mettaient flamberge au vent pour peu qu'on les questionnât sur la longueur de leur nez, les junkers de Poméranie et des Marches de l'Est, chevauchant par monts, landes et tourbières des rosses faméliques, jouaient de la rapière pour défendre la vraie foi, c'est-à-dire tantôt l'une, tantôt l'autre. A la fin de la guerre de Trente Ans, ces jeunes nobles, dont le château ou le manoir paternel était en cendres et le finage dévasté, se répandirent par toute l'Allemagne pour rejoindre les bandes de vagabonds et de maraudeurs. Que pouvaient-ils faire d'autre? Mais le Grand Electeur trouva la solution : en les accueillant, il leur rendit l'honneur. En Hollande, et partout, du Rhin à ses sources au Rhin à son embouchure, ils allaient défendre l'honneur encore plus grand du Brandebourg. Et les junkers se battirent comme des cadets de Gascogne! Heureuse France néanmoins, qui parvint sous son roi somptueux à assurer son unité nationale et culturelle avec, à son service, les derniers nés de Gascogne. Junkers de Poméranie et des Marches de l'Est allaient bientôt adopter leur nom : les cadets!

Ernst von SALOMON. Les Cadets.

Préface : trad. de RAYMOND ALBECK. Traduit de l'allemand par E. LUTRAND et ÈVE DESSARE. Editions Corréa, 1953.

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