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Chapitre 7 Complications Il y avait quatorze ans déjà, Silas Toronthal avait quitté Trieste pour venir s'établir à Raguse, en ce magnifique hôtel du Stradone.

Publié le 01/11/2013

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Chapitre 7 Complications Il y avait quatorze ans déjà, Silas Toronthal avait quitté Trieste pour venir s'établir à Raguse, en ce magnifique hôtel du Stradone. Dalmate d'origine, rien de plus naturel qu'il eût songé à retourner dans son pays natal, après s'être retiré des affaires. Le secret avait été bien gardé aux traîtres. Le prix de la trahison leur avait été exactement payé. De ce fait, toute une fortune était échue au banquier et à Sarcany, son ancien agent de la Tripolitaine. Après l'exécution des deux condamnés dans la forteresse de Pisino, après la fuite du comte Mathias Sandorf qui avait trouvé la mort dans les flots de l'Adriatique, la sentence avait été complétée par la saisie de leurs biens. De la maison et d'une petite terre appartenant à Ladislas Zathmar, il n'était rien resté, - pas même de quoi assurer la vie matérielle de son vieux serviteur. De ce que possédait Étienne Bathory, rien non plus, puisque, sans fortune, il ne vivait que du produit de ses leçons. Mais le château d'Artenak et ses riches dépendances, les mines avoisinantes, les forêts du revers septentrional des Carpathes, tout ce domaine constituait une fortune considérable au comte Mathias Sandorf. Ce furent ces biens dont on fit deux parts : l'une, mise en adjudication publique, servit à payer les délateurs ; l'autre, placée sous séquestre, devait être restituée à l'héritière du comte, lorsqu'elle aurait dix-huit ans. Si cette enfant mourait avant d'avoir atteint cet âge, sa réserve ferait retour à l'État. Or, les deux quarts, attribués aux dénonciateurs, leur avaient valu plus d'un million et demi de florins [4], dont ils étaient libres de faire usage à leur convenance. Tout d'abord, les deux complices songèrent à se séparer. Sarcany ne se souciait pas de rester en face de Silas Toronthal. Celui-ci ne tenait en aucune façon à continuer ses relations avec son ancien agent. Sarcany quitta donc Trieste, suivi de Zirone, qui, ne l'ayant point abandonné dans la mauvaise fortune, n'était pas homme à l'abandonner dans la bonne. Tous deux disparurent, et le banquier n'en entendit plus parler. Où étaient-ils allés ? Sans doute en quelque grande ville de l'Europe, là où personne ne songe à s'inquiéter de l'origine des gens, pourvu qu'ils soient riches, ni de la source de leur fortune, pourvu qu'ils la dépensent sans compter. Bref, il ne fut plus question de ces aventuriers à Trieste, où ils n'étaient guère connus que de Silas Toronthal. Eux partis, le banquier respira. Il pensait n'avoir plus rien à craindre de l'homme qui le tenait par certains côtés et pouvait toujours exploiter cette situation. Cependant, si Sarcany était riche, on ne peut tabler sur rien avec des prodigues de cette espèce, et, s'il dévorait cette fortune, il ne serait pas gêné de se retourner vers son ancien complice ? Six mois après, Silas Toronthal, après avoir rétabli sa maison gravement compromise, liquida ses affaires et abandonna définitivement Trieste pour venir habiter Raguse. Bien qu'il n'eût rien à redouter de l'indiscrétion du gouverneur, seul à savoir le rôle joué par lui dans cette découverte de la conspiration, c'était trop encore pour un homme qui ne voulait rien perdre de sa considération, et auquel sa fortune assurait une grande existence partout où il lui plairait d'aller. Peut-être aussi cette résolution de quitter Trieste lui fut-elle dictée par une circonstance particulière, - qui sera révélée plus tard, - circonstance dont Mme Toronthal et lui eurent seuls connaissance. Ce fut même ce qui le mit en relation, une fois seulement, avec cette Namir, dont on connaît les accointances avec Sarcany. Ce fut donc Raguse que le banquier choisit pour sa nouvelle résidence. Il l'avait quittée très jeune, n'ayant ni parents, ni famille. On l'y avait oublié, et ce fut en étranger qu'il revint dans cette ville, où il n'avait pas reparu depuis près de quarante ans. À l'homme riche qui arrivait dans ces conditions, la société ragusaine fit bon accueil. Elle ne savait de lui qu'une chose, c'est qu'il avait eu une grande situation à Trieste. Le banquier chercha et acquit un hôtel dans le plus aristocratique quartier de la ville. Il eut un grand train de maison, avec un personnel de domestiques qui fut entièrement renouvelé à Raguse. Il reçut, il fut reçu. Puisqu'on ne savait rien de son passé, n'était-il pas un de ces privilégiés qui s'appellent les heureux de ce monde ? Silas Toronthal, il est vrai, n'était point accessible au remords. N'eût été la crainte que le secret de son abominable délation fût dévoilé un jour, rien ne semblait devoir apporter un trouble dans son existence. Toutefois, en face de lui, comme un reproche muet, mais vivant, il y avait Mme Toronthal. La malheureuse femme, probe et droite, connaissait cet odieux complot, qui avait envoyé trois patriotes à la mort. Un mot échappé à son mari, au moment où ses affaires périclitaient, un espoir imprudemment formulé qu'une portion de la fortune du comte Mathias Sandorf lui permettrait de se relever, des signatures qu'il avait dû demander à Mme Toronthal, avaient entraîné l'aveu de son intervention dans cette découverte de la conspiration de Trieste. Une insurmontable répulsion pour l'homme à qui elle était liée, tel fut le sentiment qu'éprouva Mme Toronthal, - sentiment d'autant plus vif qu'elle était d'origine hongroise. Mais, on l'a dit, c'était une femme sans énergie morale. Abattue par ce coup, elle ne put s'en relever. Depuis cette époque, autant qu'il lui fut possible, à Trieste d'abord, à Raguse ensuite, elle vécut à l'écart, du moins dans la mesure que lui imposait sa situation. Sans doute, elle paraissait aux réceptions de l'hôtel du Stradone, il le fallait, et son mari l'y eût obligée ; mais, son rôle de femme du monde terminé, elle se reléguait au fond de son appartement. Là, se consacrant tout entière à l'éducation de sa fille, sur laquelle s'étaient reportées ses seules affections, elle s'essayait à oublier. Oublier, quand l'homme, compromis dans cette affaire, vivait sous le même toit qu'elle ! Or, il arriva, précisément que, deux ans après leur installation à Raguse, cet état de choses vint encore se compliquer. Si cette complication créa un nouveau sujet d'ennui pour le banquier, Mme Toronthal y trouva un nouveau sujet de douleur. Mme Bathory, son fils et Borik, eux aussi, avaient quitté Trieste pour s'établir à Raguse où il leur restait encore quelques parents. La veuve d'Étienne Bathory ne connaissait point Silas Toronthal ; elle ignorait même qu'il eût jamais existé un rapport quelconque entre le banquier et le comte Mathias Sandorf. Quant à se douter que cet homme eût trempé dans l'acte criminel qui avait coûté la vie aux trois nobles hongrois, comment l'aurait-elle appris, puisque son mari n'avait pu lui révéler, avant de mourir, le nom des misérables qui les avaient vendus à la police autrichienne. Cependant si Mme Bathory ne connaissait pas le banquier de Trieste, celui-ci la connaissait. De se trouver dans la même ville, de la rencontrer quelquefois sur son passage, pauvre, travaillant pour élever son jeune enfant, cela ne laissait pas de lui être plus que désagréable. Certes, si Mme Bathory eût déjà demeuré à Raguse, au moment où il songeait à s'y fixer, peut-être aurait-il renoncé à ce projet. Mais, lorsque la veuve vint occuper cette modeste maison de la rue Marinella, son hôtel était déjà acheté, son installation faite, sa situation acceptée et reconnue. Il ne put se décider à changer une troisième fois de résidence. « On s'habitue à tout ! « se dit-il. Et il résolut de fermer les yeux devant ce témoignage permanent de sa trahison. Lorsque Silas Toronthal fermait les yeux, il paraît que cela suffisait pour qu'il ne vît rien en luimême. Toutefois, ce qui n'était après tout qu'un désagrément pour le banquier, devint pour Mme Toronthal une cause incessante de douleur et de remords. Secrètement, à plusieurs reprises, elle essaya de faire parvenir des secours à cette veuve, qui n'avait d'autres ressources que son travail ; mais ces secours furent toujours refusés, comme tant d'autres que des amis inconnus essayèrent de lui faire accepter. L'énergique femme ne demandait rien, elle ne voulait

« chercha etacquit unhôtel dansleplus aristocratique quartierdelaville.

Ileut ungrand trainde maison, avecunpersonnel dedomestiques quifutentièrement renouveléàRaguse.

Ilreçut, il fut reçu.

Puisqu’on nesavait riendeson passé, n’était-il pasundeces privilégiés quis’appellent les heureux decemonde ? Silas Toronthal, ilest vrai, n’était pointaccessible auremords.

N’eûtétélacrainte quelesecret de son abominable délationfûtdévoilé unjour, riennesemblait devoirapporter untrouble dans sonexistence. Toutefois, enface delui, comme unreproche muet,maisvivant, ilyavait Mme Toronthal. La malheureuse femme,probeetdroite, connaissait cetodieux complot, quiavait envoyé trois patriotes àla mort.

Unmot échappé àson mari, aumoment oùses affaires périclitaient, un espoir imprudemment formuléqu’uneportion delafortune ducomte Mathias Sandorflui permettrait deserelever, dessignatures qu’ilavait dûdemander àMme Toronthal, avaient entraîné l’aveudeson intervention danscette découverte delaconspiration deTrieste. Une insurmontable répulsionpourl’homme àqui elle était liée,telfut lesentiment qu’éprouva Mme Toronthal, –sentiment d’autantplusvifqu’elle étaitd’origine hongroise.

Mais,onl’adit, c’était unefemme sansénergie morale.

Abattue parcecoup, elleneput s’en relever.

Depuis cette époque, autantqu’illuifut possible, àTrieste d’abord, àRaguse ensuite, ellevécut à l’écart, dumoins danslamesure queluiimposait sasituation.

Sansdoute, elleparaissait aux réceptions del’hôtel duStradone, ille fallait, etson mari l’yeût obligée ; mais,sonrôle de femme dumonde terminé, ellesereléguait aufond deson appartement.

Là,seconsacrant tout entière àl’éducation desafille, surlaquelle s’étaient reportées sesseules affections, elle s’essayait àoublier.

Oublier, quandl’homme, compromis danscette affaire, vivaitsouslemême toit qu’elle ! Or, ilarriva, précisément que,deux ansaprès leurinstallation àRaguse, cetétat dechoses vint encore secompliquer.

Sicette complication créaunnouveau sujetd’ennui pourlebanquier, Mme Toronthal ytrouva unnouveau sujetdedouleur. Mme Bathory, sonfilsetBorik, euxaussi, avaient quittéTrieste pours’établir àRaguse oùilleur restait encore quelques parents.Laveuve d’Étienne Bathoryneconnaissait pointSilas Toronthal ; elleignorait mêmequ’ileûtjamais existéunrapport quelconque entrelebanquier et lecomte Mathias Sandorf.

Quantàse douter quecethomme eûttrempé dansl’acte criminel qui avait coûté lavie aux trois nobles hongrois, comment l’aurait-elle appris,puisque sonmari n’avait puluirévéler, avantdemourir, lenom desmisérables quilesavaient vendusàla police autrichienne.

Cependant siMme Bathory neconnaissait paslebanquier deTrieste, celui-cilaconnaissait.

De se trouver danslamême ville,delarencontrer quelquefois surson passage, pauvre,travaillant pour élever sonjeune enfant, celanelaissait pasdeluiêtre plusquedésagréable.

Certes,si Mme Bathory eûtdéjà demeuré àRaguse, aumoment oùilsongeait às’y fixer, peut-être aurait-il renoncé àce projet.

Mais,lorsque laveuve vintoccuper cettemodeste maisondela rue Marinella, sonhôtel étaitdéjàacheté, soninstallation faite,sasituation acceptée et reconnue.

Ilne put sedécider àchanger unetroisième foisderésidence. « On s’habitue àtout ! » sedit-il. Et ilrésolut defermer lesyeux devant cetémoignage permanentdesatrahison. Lorsque SilasToronthal fermaitlesyeux, ilparaît quecela suffisait pourqu’ilnevîtrien enlui- même.

Toutefois, cequi n’était aprèstoutqu’un désagrément pourlebanquier, devintpour Mme Toronthal unecause incessante dedouleur etde remords.

Secrètement, àplusieurs reprises, elleessaya defaire parvenir dessecours àcette veuve, quin’avait d’autres ressources que sontravail ; maiscessecours furenttoujours refusés,commetantd’autres quedesamis inconnus essayèrent deluifaire accepter.

L’énergique femmenedemandait rien,ellenevoulait. »

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