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Claude Roy, Le Bon usage du Monde

Publié le 31/03/2011

Extrait du document

Le sage voyageur, le voyageur en quête de sagesse et de vérité, doit aspirer à se faire invisible, couleur de muraille. Il faut ne pas être vu pour voir beaucoup. Il faut passer inaperçu pour apercevoir vraiment. Ces Anglais caricaturaux qui traversent les romans de Jules Verne, et dont l'expérience nous a appris qu'ils ne sont pas seulement une invention des humoristes, ces Anglais qui parcourent le monde en uniforme éclatants de citoyens britanniques doivent rapporter de leurs voyages une image à la fois infidèle et surprenante des contrées qu'ils auront parcourues. Ce n'est jamais une bonne méthode de découverte et de pénétration que de susciter autour de soi la surprise, l'effarement ou l'hostilité. L'idéal du voyage, le voyage idéal, ce ne serait pas seulement d'avoir reçu du Saint-Esprit le don des langues : ce serait aussi de pouvoir se confondre avec la masse qui nous entoure, d'être chinois en Chine, brésilien au Brésil et new-yorkais à New York. C'est un rêve, hélas irréalisable, mais le voyage familier, l'exploration de ce qui est à portée de notre main permet — modestement — de le réaliser. Encore faut-il susciter en soi et maintenir ces ressources de vigilance, de fraîcheur et d'émerveillement, dont le dépaysement rend facile l'accès et l'emploi. Il est difficile de regarder ce que nous voyons tous les jours comme si c'était pour la première fois. La distance qu'on a franchie nous aide, intérieurement, à prendre les distances de l'intention, du regard aigu, de l'œil neuf. [...] Voyager, c'est d'abord sortir de sa coquille. Mais la coquille dont nous sommes prisonniers, ce n'est pas seulement le réseau des frontières et des longitudes, la barrière des douanes et les remparts de la langue. La coquille primordiale, c'est l'épais matelas dans lequel nous emprisonnent l'égoïsme et la paresse, c'est le cocon dans lequel nous ligotent et nous étouffent la suffisance et l'absence de curiosité. Un homme qui se suffit à lui-même, qu'a-t-il à faire de tout ce que l'immense étendue des êtres et des peuples peut lui proposer et lui offrir? Il ne ressent point le besoin de sortir de sa maison, il ne ressent pas le besoin de sortir de lui-même. Si pour la plupart d'entre nous les vacances constituent l'instant privilégié du voyage, cette accalmie de loisir propice aux croisières et aux circuits, aux vagabondages et aux découvertes, c'est qu'il est nécessaire, pour voir les hommes et les paysages, de créer en soi une certaine vacance. Ce n'est pas le temps matériel, seul, qui permet d'entreprendre un voyage : il y faut une certaine grâce intérieure. Il est bon de se sentir un peu vide et ouvert, qu'une sorte d'appel d'air s'établisse entre le monde extérieur et notre espace du dedans. Il faut avoir soif pour que l'eau désaltère et donne de la joie, il faut avoir besoin de se remplir les yeux, l'esprit et le cœur pour que le voyage ne soit pas seulement une façon d'aller d'une ville à une autre, mais un bonheur. Quand ces conditions sont remplies, le voyage est au coin de la rue. Le premier chemin qui s'offre à vous, la plus courte distance vous suffisent pour rapporter un inépuisable butin. Voilà encore une vérité de La Palice, mais M. de La Palice était un grand voyageur, et c'est pour cela qu'il a rapporté dans sa gibecière tant de lieux communs, de vérités premières et de dictons marqués au coin du bon sens. On va souvent bien loin pour trouver ce qu'on ne savait pas posséder tout près. On va souvent tout près pour se sentir soudain transporté très loin. Ce ne sont point les kilomètres qui font le voyage, c'est la poésie. Aucun guide ne peut donner l'adresse de celle-ci. Elle est en nous, ou nulle part. Claude Roy, Le Bon usage du Monde, 1964.

1. Vous résumerez ce texte en 170 mots. Une marge de 10 % en plus ou en moins est admise. Vous indiquerez à la fin de votre résumé le nombre de mots employés. 2. Vous expliquerez les expressions suivantes : — vacance; — marqués au coin du bon sens. 3. En vous fondant sur votre expérience personnelle ou sur le témoignage d'écrivains voyageurs, vous commenterez et, le cas échéant, discuterez cette phrase de Claude Roy : « Il faut avoir besoin de se remplir les yeux, l'esprit et le cœur pour que le voyage ne soit pas seulement une façon d'aller d'une ville à une autre, mais un bonheur. «

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