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CULTE DE LA PAUVRETÉ

Publié le 12/08/2011

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Mai 35.

Ce que je veux dire : Qu'on peut avoir - sans romantisme - la nostalgie d'une pauvreté perdue. Une certaine somme d'années vécues misérablement suffisent à construire une sensibilité. Dans ce cas particulier, le sentiment bizarre que le fils porte à sa mère constitue toute sa sensibilité. Les manifestations de cette sensibilité dans les domaines les plus divers s'expliquent suffisamment par le souvenir latent, matériel de son enfance (une glu qui s'accroche à l'âme). De là, pour qui s'en aperçoit, une reconnaissance et donc une mauvaise conscience. De là encore et par comparaison, si l'on a changé de milieu, le sentiment des richesses perdues. A des gens riches le ciel, donné par surcroît, paraît un don naturel. Pour les gens pauvres, son caractère de grâce infinie lui est restitué. A mauvaise conscience, aveu nécessaire. L'oeuvre est un aveu, il me faut témoigner. Je n'ai qu'une chose à dire, à bien voir. C'est dans cette vie de pauvreté, parmi ces gens humbles ou vaniteux, que j'ai le plus sûrement touché ce qui me paraît le sens vrai de la vie. Les oeuvres d'art n'y suffiront jamais. L'art n'est pas tout pour moi. Que du moins ce soit un moyen. Ce qui compte aussi, ce sont les mauvaises hontes, les petites lâchetés, la considération inconsciente qu'on accorde à l'autre monde (celui de l'argent). Je crois que le monde des pauvres est un des rares, sinon le seul qui soit replié sur lui-même, qui soit une île dans la société. A peu de frais, on peut y jouer les Robinson. Pour qui s'y plonge, il lui faut dire « là-bas « en parlant de l'appartement du médecin qui se trouve à deux pas. Hier. Le soleil sur les quais, les acrobates arabes et le port bondissant de lumière. On dirait que pour le dernier hiver que je passe ici, ce pays se prodigue et s'épanouit. Cet hiver unique et tout éclatant de froid et de soleil. Du froid bleu. Lucide ivresse et dénuement souriant - le désespoir dans la virile acceptation des stèles grecques. Qu'ai-je besoin d'écrire ou de créer, d'aimer ou de souffrir? Ce qui dans ma vie est perdu n'est au fond pas le plus important. Tout devient inutile. Ni le désespoir ni les joies ne me paraissent fondés en face de ce ciel et de la touffeur lumineuse qui en descend. Au cloître de San Francesco à Fiesole, une petite cour bordée d'arcades, gonflée de fleurs rouges, de soleil et d'abeilles jaunes et noires. Dans un coin un arrosoir vert. Partout, des mouches bourdonnent. Recuit de chaleur, le petit jardin fume doucement. Je suis assis par terre et je pense à ces franciscains dont j'ai vu les cellules tout à l'heure, dont je vois maintenant les inspirations, et je sens bien que, s'ils ont raison, c'est avec moi qu'ils ont raison. Derrière le mur où je m'appuie, je sais qu'il y a la colline qui dévale vers la ville et cette offrande de tout Florence avec ses cyprès. Mais cette splendeur du monde est comme la justification de ces hommes. Je mets tout mon orgueil à croire qu'elle est aussi la mienne et celle de tous les hommes de ma race - qui savent qu'un point extrême de pauvreté rejoint toujours le luxe et la richesse du monde. S'ils se dépouillent, c'est pour une plus grande vie (et non pour une autre vie). C'est le seul sens que je consente à entendre dans le mot « dénuement «. « Etre nu « garde toujours un sens de liberté physique et cet accord de la main et des fleurs, cette entente amoureuse de la terre et de l'homme délivré de l'humain, ah, je m'y convertirais bien si elle n'était déjà ma religion.

Albert CAMUS. Carnets. Ed. Gallimard, 1962.

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