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DE LA PRINCIPAUTÉ CIVILE

Publié le 22/08/2011

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Quand un citoyen non par scélératesse ou autre violence exécrable, mais par la faveur de ses concitoyens, devient seigneur de sa patrie, ce qu'on peut appeler une Principauté civile (et pour y monter il n'est point besoin d'avoir le plus grand talent ou la plus heureuse fortune, mais plutôt une astuce fortunée), je dis là-dessus qu'on devient Prince de cette sorte ou par la faveur du populaire ou par celle des grands. Car en toute cité on trouve ces deux humeurs différentes, desquelles la source est que le populaire n'aime point à être commandé ni opprimé des plus gros. Et les gros ont envie de commander et opprimer le peuple. Et de ces deux différents appétits s'élève dans les cités un de ces trois effets : ou Principauté ou liberté ou licence. La Principauté vient ou du peuple ou des grands selon que l'une ou l'autre partie en a l'occasion. Car les plus riches, voyant qu'ils ne peuvent résister au peuple, commencent à donner réputation à quelqu'un d'entre eux et le constituent leur Prince, afin que, sous l'ombre de lui, ils puissent soûler leurs appétits. Le peuple de son côté, donne réputation à un seul, quand il connaît qu'il ne peut autrement faire tête aux plus apparents, et l'élit Prince, pour être défendu sous son aile. Celui qui vient par l'aide des riches à être Prince se maintient avec plus grande difficulté que celui qui le devient par la faveur du peuple car se trouvant Prince au milieu des autres qui lui semblent ses égaux, il ne les peut ni commander ni manier à sa guise. Mais celui qui parvient à la Principauté avec la faveur du peuple, il se trouve tout seul et n'a personne ou très peu à l'entour de lui qui ne soient prêts à lui obéir. Outre qu'on ne peut honnêtement et sans faire tort aux' autres contenter les grands, mais certes bien le peuple; car le souhait du peuple est plus honnête que celui des grands, qui cherchent à tourmenter les petits, et les petits ne le veulent point être. De plus il y a qu'un. Prince, avec un peuple hostile, ne peut jamais être en sûreté, pour être en grand nombre; des plus gros il se peut assurer, car ils sont peu. Le pis que saurait attendre un Prince d'un peuple qui lui est ennemi, c'est d'en être abandonné; mais si les grands lui sont contraires, il ne doit pas seulement craindre d'être abandonné par eux, mais qu'ils marcheront contre lui; car ils voient plus loin et ont plus grande astuce, savent prendre du temps pour leur salut et cherchent des faveurs en se mettant en la grâce de celui duquel ils espèrent la victoire. Et il y a encore que le Prince est contraint de vivre toujours avec son même peuple; mais il peut bien se gouverner sans ces mêmes grands, pouvant en faire et défaire tous les jours, et leur ôter et donner puissance et autorité quand il lui plaira. Et pour mieux entendre ce point, je dis que les grands se peuvent considérer en deux manières principales. Ou ils se gouvernent en sorte, par leur manière de faire, qu'en toutes choses ils se joignent à la fortune du Prince, ou bien ils ne s'y joignent pas. Ceux qui s'y assujettissent et ne pillent point, il les faut honorer et aimer; ceux qui ne s'y obligeront point, on les doit examiner de deux manières. Ou bien ils le font par faute de coeur et naturelle lâcheté; en ce cas on se doit servir d'eux, principalement de ceux qui sont de bon conseil, car en la bonne fortune ils font honneur, et en adversité ils ne feront point de mal. Mais quand ils ne veulent point s'engager, par calcul et raison d'ambition, c'est signe qu'ils pensent plus à eux qu'au Prince, et de tels il se doit garder et les craindre comme s'ils étaient ennemis découverts; car en mauvais temps, ils aideront toujours à le ruiner. Aussi quiconque devient Prince par l'aide du peuple, il se le doit toujours maintenir en amitié; ce qui lui sera bien facile à faire, le peuple ne demandant autre chose sinon qu'à n'être point tourmenté. Mais celui qui contre le peuple, par la faveur des grands, devient Prince, il doit sur toutes choses chercher de gagner à soi le peuple, ce qu'il fait bien n aisément quand il le prend sous sa protection. Et comme les hommes § sont de cette nature que quand ils reçoivent du bien de ceux desquels ils attendaient du mal, ils se sentent plus obligés à eux qu'autrement, le peuple l'en aimera davantage que si par sa faveur il l'eût conduit à être Prince. Et le Prince pourra le gagner de beaucoup de manières lesquelles, comme elles changent selon le sujet, on n'en peut donner la règle certaine, et je laisserai donc d'en parler. Je conclurai seulement qu'il est nécessaire qu'un Prince se fasse aimer de son peuple : autrement il n'a remède aucun en ses adversités.

MACHIAVEL. Le Prince - IX

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