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Docteur Charles Blondel : La conscience morbide (2e partie, ch. viii).

Publié le 18/03/2011

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conscience

« On en vient à se demander si cette tonalité affective qui constitue l'essentiel du souvenir n'est pas, plutôt qu'évocation d'une émotion antérieure, projection dans le passé de l'émotivité présente. « ... « la part de l'actuel dans les souvenirs va croissant, jusqu'à ce point qu'à la limite le souvenir apparaît comme une sorte de métastase du présent dans le passé. C'est là du reste, du moins au premier abord, un phénomène normal : sous l'influence de toute émotion un peu vive, notre passé se transforme affectivement à nos yeux et, pour peu qu'elles soient intenses, ces transpositions de valeur morale ne vont pas sans compromettre l'objectivité de nos souvenirs. Non seulement nous les sentons- mais encore nous les voyons autrement que nous ne fîmes les originaux, dont ils se donnent pour la copie... Mais la manière dont Fernande (un sujet) jongle avec des événements matériellement exacts pour les ordonner presque simultanément en séries contradictoires de forme, mais identiques d'esprit, suppose que chez elle la modification affective des souvenirs s'opère avec une extrême intensité et demeure réfractaire à des nécessités conceptuelles dont la conscience normale a peine à s'affranchir. C'est également le cas de Charles : de sa maîtresse et de l'enfant qu'il aimait à retrouver auprès d'elle il a gardé un souvenir attendri, que la poussée morbide a pénétré d'abord de regrets et d'inquiétudes avant d'y installer, par une sorte de retour en arrière, le résultat de ses investigations délirantes : le quasi-possédé qu'il est devenu voit dans l'influence amoureuse qu'il a subie une influence magique et mystique qui s'est de longue date exercée et qui s'exerce encore par d'incompréhensibles moyens. Ainsi à la lumière des convictions présentes, toute une partie du passé se colore de nuances d'abord inaperçues, ressuscite en détails longtemps tenus pour insignifiants, et peut-être même, sans que nous atteignions des preuves directes, se complète dans ses remaniements par de véritables créations. Cependant malgré l'intensité de cette transformation des souvenirs, le rapprochement de la conscience normale et de la conscience morbide semble encore possible. Ce rapprochement devient il est vrai plus difficile mais non absolument impossible quand ce n'est plus seulement une partie du passé, mais le passé tout entier qui est enveloppé dans le processus de transformation affective. Qu'il s'agisse bien alors d'une rétrogradation de l'émotivité présente, Fernande en est une preuve quand elle avoue que, sous l'influence de ses souffrances, mille détails oubliés remontent à sa mémoire, et que d'autre part cette rétrogradation puisse envahir tout le passé, si la notion des délires rétrogressifs n'était déjà classiques, Emma et Gabrielle nous en fournissent amplement la démonstration. Toute la vie antérieure d'Emma, toute l'histoire de sa famille, sont pour ainsi dire, absorbées par ses convictions délirantes : sa sœur, qu'on dit aliénée, est en butte aux mêmes persécutions qu'elle et il n'est pas jusqu'aux circonstances dans lesquelles sa mère l'a engendrée qui ne deviennent significatives à ses yeux. De même Gabrielle découvre, à des marques inintelligibles pour nous, la signature du bandit qui la possède sous tous les événements, heureux ou malheureux, de sa vie. Il ne s'agit donc plus ici de modification partielle des souvenirs, mais de la reconstitution globale du passé sur le nouveau plan qu'a tracé l'anxiété présente; d'où dans les moindres récits, une intraduisible et dramatique étrangeté, née de la transformation délirante qui a mis le passé à l'unisson du présent. Or il est bien vrai que de notre côté nous tendons à systématiser le passé à la lumière de ce à quoi il a abouti; la connaissance de ce que nous sommes, en y introduisant une sorte de cohérence rétroactive, apporte une unité souvent factice dans le souvenir de ce que nous avons été. Mais, chez l'individu normal, du passé au présent la continuité pour être relative n'en est pas moins réelle : sa mémoire peut donc, en s'exerçant, subir l'illusion que nous venons de dire, sans s'affranchir pour cela de tout souci d'objectivité et en tous cas il n'arrive pour ainsi dire jamais qu'elle s'en affranchisse sur tous les points à la fois. C'est que, du fait même que notre vie psychologique s'est déroulée normalement, il n'y a pas incompatibilité pour nos souvenirs à être objectifs et à nous apparaître en même temps comme nôtres. Chez les malades, l'état présent de la personnalité est tel qu'il contredit son passé bien plutôt qu'il ne le prolonge, et comme rien n'est plus réel pour la conscience que ce qu'elle est, il faut bien que ce passé, pour être rien, cesse d'être ce qu'il a été, puisque sans sa forme objective il ne saurait plus être assimilable. Le passé en un sens n'est pour la conscience qu'une manière de s'objectiver. La conscience normale, en s'objectivant dans le passé, se rencontre à peu près avec ce qu'elle a été, parce que, somme toute, elle l'est encore, et dans ces conditions il y a bien mémoire, comme nous l'entendons, puisque les souvenirs, tout en baignant dans l'affectivité actuelle, répondent cependant à ce qui fut autrefois. Mais pour la conscience morbide, à la limite, semblable succès n'est plus possible : en poussant dans le passé, si elle veut s'y reconnaître, il lui faut renoncer à retrouver ce qu'elle a été, pour, d'après ce qu'elle est, conjecturer ce qu'elle aurait du être, et ce qui est souvenir à ses yeux est à ce point absorbé dans l'originalité des tendances affectives présentes qu'il n'arrive plus à s'en dégager et à rejoindre le passé objectif pratiquement disparu. Entre les malades et nous, il y a plus qu'une différence de degré : leur passé n'est plus superposable au nôtre. Le besoin de la conscience présente de s'objectiver dans un passé est commun à la conscience morbide et à la conscience normale, mais en le satisfaisant la conscience normale aboutit généralement à une reconstitution au moins partielle de ses états antérieurs, tandis que à la limite la conscience morbide n'obtient que l'objectivation pure de ses conditions actuelles. L'attitude d'Adrienne et de Berthe à l'égard de leurs souvenirs semble bien davantage encore confirmer une telle manière de voir. De faits dont la matérialité est en elle-même très suspecte c'est uniquement le souvenir affectif qui leur importe. Elles affirment avoir éprouvé de très vives émotions, mais sur les circonstances dans lesquelles elles les ont ressenties, elles se montrent spontanément beaucoup moins prolixes et presque indifférentes. C'est qu'au fond elles s'en désintéressent. L'émotion dont elles disent se souvenir les préoccupe beaucoup plus par ses effets que par ses causes et la réalité leur en est démontrée bien moins par ce qu'elle a été que par ce qu'elle a produit. Plus un événement a eu de conséquences pour nous, plus notre conscience en conserve un souvenir précis et exact et il lui paraîtrait contradictoire que cette exactitude et cette précision du souvenir ne correspondissent pas à l'importance de l'événement : c'est que les conditions dans lesquelles elle opère lui permettent un véritable retour sur le passé. Au contraire pour la conscience morbide le passé est étroitement conditionné par le présent et en un sens ne vit que pour lui. De l'émotivité présente naît l'intensité de l'émotion passée, et de l'émotion passée l'ensemble des circonstances qui sont censées l'avoir engendrée. Mais la conformité même factice à l'expérience antérieure n'est plus ce qui préoccupe ici la conscience, elle se soucie bien davantage d'avoir d'où revenir à ses inquiétudes actuelles, et la seule condition qu'elle exige donc du passé est de légitimer le présent : elle le tient quitte de tout le reste. De là l'indifférence magnifique des souvenirs de Gabrielle à la contradiction. De l'événement qui a entraîné son malheur, elle ne donne pas moins de trois récits, non seulement peu vraisemblables en eux-mêmes, mais encore incompatibles entre eux, et sa conviction immuable et absolue se partage également entre trois versions presque simultanées. C'est qu'elles offrent une unité affective qui lui ferme les yeux sur les radicales divergences de leur expression discursive et qui suffit à ses besoins puisqu'elle satisfait aux exigences de son anxiété présente. Du souvenir qu'elle dénonce, le passé objectif a donc, avec la grossesse de la belle-mère, fourni seulement le prétexte : elle est le grain de matière autour duquel l'anxiété actuelle a cristallisé en deux ou trois systèmes différents, et ainsi, de ce souvenir tout ce qui fait le corps et la vie vient du présent qui s'y objective, et non du passé où la conscience morbide l'a inséré, parce qu'à l'imitation de la conscience normale, elle veut avoir aussi des apparences de souvenirs distribués dans le temps mémorable. En tant que l'idéal de la mémoire est de nous fournir des événements antérieurs une représentation objective, on peut bien dire que nous assistons ici à sa désobjectivation à peu près complète. Or cette désobjectivation s'opère en faveur de troubles affectifs intenses, et nous ne pouvons nous en faire une lointaine idée que par les désordres que les mouvements émotifs entraînent dans le régime de nos souvenirs.

 

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