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ÊTRE RÉVOLUTIONNAIRE, QU'EST-CE-QUE C'EST ?

Publié le 12/08/2011

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Mithoerg le toisa, et, délibérément, sans savoir de quoi il était question, se jeta à la traverse : - « Quoi, maintenant? Voilà, je suis sûr qu'il reproche les « appétits matériels « des révolutionnaires! « grogna-t-il, avec un petit ricanement de mauvais augure. Jacques, surpris, l'examina affectueusement. Les sautes d'humeur de l'Autrichien le trouvaient toujours plein d'indulgence. Il tenait Mithoerg pour un camarade éprouvé, peu démonstratif, mais d'un exceptionnel loyalisme dans l'amitié. Il avait compris que sa rudesse venait de sa solitude, d'une enfance malheureuse, et d'un orgueil susceptible sous lequel Mithoerg dissimulait sans doute quelque lutte intime ou quelque faiblesse. (Jacques ne se trompait pas. Ce Germain sentimental portait en lui une détresse : il se savait laid, et il s'exagérait maladivement cette laideur; au point, certains jours, de désespérer de tout.) Complaisamment, Jacques expliqua - « Je disais au Pilote que beaucoup d'entre nous ont encore une manière de penser, de sentir, de vouloir le bonheur, qui reste formellement capitaliste... Ne crois-tu pas? Etre révolutionnaire, qu'est-ce que c'est, si ce n'est pas, avant tout, une attitude personnelle, intérieure? Si ce n'est pas avant tout, d'avoir fait la révolution en soi-même, de s'être purgé l'esprit des habitudes qu'y a laissées l'ordre ancien? « Meynestrel jeta vers lui un coup d'oeil rapide. « Purgé «, songeait-il, amusé. « Curieux petit lacques... Si bien désembourgeoisé, c'est vrai... L'esprit purgé des habitudes, oui! - sauf de la plus foncièrement bourgeoise de toutes! l'habitude de mettre l'esprit lui-même à la base de tout! « Jacques poursuivait : - « Or, je suis souvent frappé de l'importance, du respect inconscient, que la plupart continuent à porter aux biens matériels... « Mithoerg, buté, l'interrompit : - « C'est un peu vraiment facile de faire le reproche du matérialisme au pauvre type qui crève la faim, et qui se révolte, d'abord, pour vouloir manger! « - « Bien entendu «, coupa Meynestrel. Jacques concéda aussitôt : - « Rien n'est plus légitime que cette révolte-là, Mithoerg. Seulement, beaucoup d'entre nous ont l'air de penser que la révolution sera faite le jour où le capitalisme aura été exproprié, et où le prolétariat aura pris sa place... Installer d'autres profiteurs à la place de ceux qu'on aura chassés, ça ne serait pas détruire le capitalisme, ça serait seulement le changer de classe. Et la révolution, ça doit être autre chose que le triomphe d'une classe, fût-elle la plus nombreuse, fût-elle la plus spoliée. Je veux le triomphe d'un ordre général... d'un ordre largement humain, où tous, indistinctement... - « Bien entendu «, fit Meynestrel. Mithoerg grogna : - e Le mal, c'est le profit!... Seul moteur, aujourd'hui, de toute l'activité humaine! Tant que nous n'aurons pas déraciné du monde cette chose!... - « C'est à quoi je voulais en venir «, reprit Jacques. « Déraciner... Crois-tu que ce sera facile? Quand on constate que, même nous, nous ne par- venons pas à extirper de nous cette notion-là? Même nous, révolutionnaires!... « Mithoerg, sans doute, pensait de même. Néanmoins, il n'eut pas la bonne foi d'en convenir : il ne pouvait résister plus longtemps à la tentation de blesser son ami. Il dévia la question, en ricanant : - « Nous, révolutionnaires? Mais tu n'as jamais été un révolutionnaire, toi! Jacques, dérouté par cette attaque personnelle, se tourna machinalement vers Meynestrel. Mais le Pilote se contentait de sourire; et ce sourire • n'avait rien du réconfort que Jacques cherchait. • - « Quelle mouche te pique? « balbutia-t-il. • - « Un révolutionnaire «, répartit Mithoerg, avec une acrimonie qu'il ne se donnait plus la peine de dissimuler, « c'est un croyant! Voilà! Toi, tu es quelqu'un qui réfléchit, un jour, ça, et demain, ça... Tu es quelqu'un qui a des opinions, tu n'es pas quelqu'un qui a une croyance!... La croyance, c'est une grâce! Elle n'est pas pour toi, Camm'rad! Tu ne l'as pas, jamais tu ne l'auras... Non, non! Je te connais bien! Ce qui te plaît, a toi, c'est de balancer d'abord d'un côté, et ensuite d'un autre... Comme le bourgeois, sur son sofa, avec sa pipe, qui joue, bien tranquille, avec le contre et avec le pour! Et il est tout content de sa finesse, et il balance sur le sofa! Toi, tout pareil, Camm'rad! Tu cherches, tu doutes, tu rationalises, tu frappes ton nez à droite, à gauche, sur les contradictions que tu fabriques du lever jusqu'au coucher! Et tu es content de ta finesse! ... Pas de croyance!... « cria-t-il. Il s'était rapproché de Meynestrel : « N'est-ce pas, Pilote? Alors il ne doit pas dire : « Nous, révolutionnaires! « Meynestrel eut un nouveau sourire, bref, impénétrable. - « Quoi? Qu'est-ce que tu me reproches, Mithoerg? « hasarda Jacques, de plus en plus désorienté. « De n'être pas sectaire? Non « (Son embarras tournait peu à peu à la colère, et ce glissement ne s'opérait pas sans lui causer une sensation de plaisir). Il ajouta sèchement : « Je regrette. Je viens justement de m'expliquer là-dessus avec le Pilote. Je t'avoue que je n'ai aucune envie de recommencer. « - « Un dilettante, voilà ce que tu es, Camm'rad! « reprit Mithoerg avec force. (Comme toujours lorsque la passion l'entraînait, une intempestive abondance de salive le faisait bredouiller). « Un dilettante rationaliste! Je pense : un protestant! Tout à fait un protestant! Le libre esprit d'examiner, le libre jugement de conscience et caetera... Tu es avec nous par la sympathie, oui : mais tu n'es pas avec nous tendu dans un seul but! Et je pense : le Parti, il est trop empoisonné par des comme toi! Par des timides qui hésitent toujours, et qui veulent devenir juges de la doctrine! On vous laisse aller avec nous. Peut-être on a tort! Votre manie de discuter rationnellement toutes les choses, elle s'attrape comme une maladie. Et bientôt tout le monde commencera à avoir des doutes, et à balancer à droite, à gauche, au lieu dc marcher droit pour la révolution!... Vous êtes capables peut-être, une fois, de faire un acte de héros, individuellement. Mais qu'est-ce que c'est un acte individuel? Rien! Un vrai révolutionnaire, il doit accepter qu'il n'est pas un héros. Il doit accepter d'être un quelqu'un perdu dans la communauté. Il doit accepter d'être rien du tout! Il doit attendre, en patience, le signal donné à tous; et seulement alors, il se lève pour marcher avec nous... Ach, toi, philosophe, tu peux trouver cette obédience-là méprisable pour un cerveau comme le tien. Mais je dis : pour cette obédience-là il faut avoir une âme plus forte, oui, plus fidèle, plus haute, que pour être un dilettante rationaliste! Et cette force-là, c'est seulement la croyance qui la donne! Et, le vrai révolutionnaire, il a cette force, parce qu'il a la croyance, parce qu'il est tout entier croyance, sans discussion!... Oui, mon Camm'rad! Et tu peux regarder le Pilote. Il ne dit rien, mais je sais qu'il pense avec moi...

Roger MARTIN du GARD. Les Thibault, L'Eté 1914, ix, Gallimard édit.

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