Georges BALANDIER, Le désordre
Extrait du document
Éditions Fayard, 1988.
Il fut un temps où les civilisations, les cultures, considérées dans leur
forme générale, étaient partagées selon la place qu'elles accordaient
ou qu'elles refusaient au mouvement et au désordre. Apolliniennes,
elles privilégiaient l'ordre, la mesure, l'harmonie, et tout ce qui portait
menace revêtait l'aspect du mal ou de la catastrophe. Dionysiennes,
elles plaçaient l'accent sur la fécondité du désordre, l'excès et
l'effervescence, elles associaient le mouvement aux forces de vie, et son
épuisement en un ordre figé à la mort. Deux grandes figures de la destinée,
mais un trop simple partage : les civilisations et les cultures naissent
du désordre et se développent comme ordre, elles sont vivantes
par l'un et l'autre, elles les portent tous deux en elles, bien que leurs
aspects particuliers manifestent l'importance très inégale qu'elles leur
attribuent respectivement, en général et au gré de variations soumises
« RÉSUMÉ. QUESTIONS DE VOCABULAIRE. DISCUSSION. aux conjonctures ou aux circonstances. Dans les sociétés de la tradi tion, le mythe dit l'ordre, mais à partir du chaos, du désordre qu'il contribue à ordonner et à maîtriser sans fin. Avec l'irruption des moder nités au cours de la longue histoire des civilisations et des sociétés occi dentales, des figures et des thèmes nouveaux apparaissent, tous liés au mouvement, au dépassement. L'idée faustienne 1 est celle d'une force sans cesse en action contre les obstacles ; la lutte devient l'essence même de la vie ; sans elle, l'existence personnelle est dépourvue de sens, et seules les valeurs les plus ordinaires peuvent être atteintes ; l'homme faustien se forme dans l'affrontement et ses aspirations refusent les limites, elles sont infinies. Avec l'idée prométhéenne- celle qui servit à qualifier les sociétés entreprenantes et accumulatrices -, ce qui est désigné, c'est la capacité de l'homme de se libérer collectivement de ce. qui le tient en soumission, et notamment les dieux, la capacité d'accé der à la maîtrise et possession du monde par sa propre entreprise, ses techniques et ses arts. C'est la rupture qui substitue à un ordre déjà là, gouverné par une puissance extérieure et pour cette raison hétéronome 2 , un ordre à faire et dont la réalisation s'interprète comme progrès. Avec la figure de Don Juan se trouve exalté le refus indivi duel de tout ordre ; c'est l'élévation de la transgression à l'état de valeur suprême, fût-ce au prix de la vengeance divine. La séduction sans bor nes, le libertinage et les contre-conduites se traduisent en défi porté jusqu'au risque extrême -la mort: ultime affrontement dans lequel la liberté absolue de l'individu est confrontée à la Loi, au Comman deur, [ ... ].Trois figures mythiques qui, à travers des métamorphoses effectuées au cours des siècles, expriment l'inépuisable confrontation de l'ordre et du désordre, de la nécessité et de la liberté, de la violence fondatrice et de la violence ravageuse, l'impossible victoire totale de l'un des deux termes. [ ... ] La gestion du mouvement, et donc du désordre, ne peut se réduire à une action défensive, à une opération de restauration, à un jeu d'appa rences qui n'imposerait des effets d'ordre qu'en surface. Plus encore que dans les périodes paisibles, elles est une conquête, une création cons tante que des valeurs jeunes, une éthique nouvelle et largement parta gée, orientent. Ce qui implique de donner toutes ses chances à ce qui est porteur de vie et non à ce qui relève d'un fonctionnement mécani que, à la société civile et non aux appareils. Je retouve ici une conclu sion déjà proposée naguère : faire participer de façon continue le grand nombre des acteurs sociaux aux définitions- toujours à reprendre de la société, reconnaître la nécessité de leur présence en ces lieux où se forment les choix qui la produisent et où s'engendrent les éléments de sa signification. Autrement dit, faire l'éloge du mouvement, dissi per les craintes qu'il inspire, et, surtout, ne jamais consentir à exploi ter la peur confuse qu'il nourrit. 1. Faust : personnage mythique qui incarne la volonté désespérée de connaître. 2. Hétéronome : qui obéit à une loi extérieure. »
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