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Gilles Lapouge, Le singe et la montre

Publié le 30/03/2011

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singe

Jadis, nous disposions d'un riche herbier de durées : celle des labours et celle des moines, celle des crépuscules et de la forêt, de la digestion, de la respiration, des belles de nuit, des navigateurs, des batailles, celles des archives, des paysans, des militaires, des prophètes et des prêtres, celle des fous, bref, le temps faisait du sur-mesure. La couleur des heures et leurs dimensions changeaient avec les saisons. Chaque individu endossait un temps taillé à sa pointure. Les communautés étaient vêtues de toutes couleurs, d'une bariolure de secondes et de minutes. Chacun emportait son heure avec soi, habitait dans son heure comme dans une cabane de laquelle il pouvait à son désir déménager ou, plus timidement, faire quatre pas dans l'heure des autres. Nous naviguions dans notre temps comme dans un bateau autour duquel croisaient d'autres bateaux, équipés de sabliers différents, et qui nous abordaient parfois, ou bien tiraient une salve, nous adressaient leur salut, nous prenaient à l'abordage. Il y avait des mêlées d'heures, des querelles et des guerres. Quand un jeune homme avait rendez-vous avec une jeune fille, il pénétrait dans le temps de celle-ci à pas de velours. Il arrivait que deux jeunes gens décident de mélanger leurs vies, de se bâtir un petit temps commun; les rencontres étaient belles, elles consacraient l'alliance de deux durées. Gerbert (1) a mis fin à ces batifolages. Il a noyé le temps intime dans le temps commun, la solitude dans le groupe. Il asservit mon heure propre à celle de la collectivité, ville, caserne ou société anonyme. Par l'horloge, nous mangeons tous à la même durée. Chacun palpite sur le rythme de tous. L'instant nous traverse ensemble, il nous rôtit au même feu. Ainsi, l'appareil dans lequel un moine rêva d'attraper le temps a-t-il contre-attaqué, et nous sommes attrapés. L'horloge, au lieu de nous offrir l'empire du temps, nous fait sujets des empires du temps. Les hommes sont proscrits de leur propriété la plus précieuse, la moins aliénable (2) : celle de leur heure propre que scandaient les lunes et les étoiles, nos douleurs et la mort. Dès lors que la vie solitaire est contrôlée par le bruit saccadé et régulier de l'ancre (3), elle devient vie sociale. Nous obéissons aux décisions d'une seule montre essentielle dont les avatars (4) ronchons nous persécutent en tout lieu : horloges pointeuses des usines, horaires de chemins de fer et des métros, voix des hôtesses d'Orly, parcmètres, taxiphones, rendez-vous de dentiste, courses contre la montre et jeux Olympiques, mariages, baptêmes et obsèques, pas un acte de la vie privée et publique qui ne soit arbitré par l'horloge et par elle rivé au temps collectif. Nous sommes ravitaillés par un temps unique. Chaque destin est condamné à suspendre ses vagabondages dans les chemins buissonniers, ses gambades dans les prairies sans routes, pour monter dans un train soumis aux lois intransgressibles et aveugles de l'horaire. L'horloge à ancre peut pavoiser : elle fait avec le temps singulier du temps universel. Les hommes sauvegardent pourtant de petits segments de temps naturel. Ils possèdent des clairières protégées et que gère toujours le temps de vieille manufacture. Nous aimons

bien courir les « puces « du temps, chiner dans le bazar des heures. Rien de plus simple que de faire le mur de l'horloge pour se perdre dans la forêt ensorcelée des anciennes chronologies : la campagne, une activité amoureuse, une partie de pêche, une veillée ou une promenade et nous voici dégoulinants d'une durée capricieuse, épaisse, crémeuse, agile et rétive aux ultimatums cruels de l'horloge. Sur ces plages hantées, les hommes débarquent et s'ébattent, ils ont brisé le cercle de fer. Cependant, il ne faut pas caresser trop d'illusions. Le temps abstrait ne rend pas gorge. S'il nous délivre des permissions, celles-ci sont bordées de temps. On ne nous distribue pas de levées d'écrous, mais des libertés provisoires seulement, sous l'œil glacé du juge d'application des heures. Gilles Lapouge, Le singe et la montre, Flammarion 1982. 1. Rédigez de ce texte soit un résumé qui respecte l'ordre des idées telles qu'elles sont présentées, soit une analyse qui regroupe les idées essentielles. Indiquez votre choix en tête de votre copie. 2. Vous dégagerez ensuite un problème auquel vous attachez un intérêt particulier, vous en préciserez les données et vous exposerez, en les justifiant, vos propres vues sur la question.

(1) Gerbert : inventeur légendaire de la montre (Xe siècle). (2) Aliénable : dont on peut être privé. (3) Ancre : pièce d'horlogerie. (4) Avatar : transformation, métamorphose.

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