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Gould, le Pouce du panda (extrait)

Publié le 23/04/2013

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Paléontologue américain, coauteur d'une théorie de l'évolution (la théorie des équilibres ponctués), Stephen Jay Gould est devenu célèbre aux États-Unis grâce à une rubrique qu'il tenait dans la revue Natural History, mais ce sont ses nombreux ouvrages de vulgarisation des sciences de la vie qui l'ont fait connaître dans le monde entier. Style enlevé, explications claires et accessibles, anecdotes attrayantes font la force de son écriture. Le Pouce du panda est l’un de ses ouvrages les plus connus.

le Pouce du panda de Stephen Jay Gould

 

Un doublé bien troublant Aux yeux de la nature, Isaac Walton1 n’est qu’un amateur. Considéré comme le plus célèbre pêcheur du monde il écrit en 1954, de son leurre favori : « Je possède un vairon artificiel […] si curieusement ouvragé et si exactement contrefait que, dans un courant vif, il tromperait toute truite à la vue fine. « Dans un chapitre de mon premier livre, Darwin et les grandes énigmes de la vie, j’ai raconté l’histoire de la Lampsilis, une palourde d’eau douce dont la partie postérieure s’orne d’un « poisson « en trompe-l’œil. Ce leurre remarquable est doté d’un « corps « fuselé, d’extensions latérales simulant les nageoires et la queue et, pour parfaire l’effet général, d’une tache représentant l’œil ; les nageoires ondulent même en cadence, imitant les mouvements de la nage. Ce « poisson «, constitué d’une poche où sont couvés les œufs fécondés (le corps) et de la peau externe de la palourde (nageoires et queue), attire ses congénères, authentiques ceux-là, vers lesquels la Lampsilis projette les larves contenues dans la poche. Ces dernières ne pouvant se développer qu’en vivant en parasites sur des branchies de poisson, on conviendra aisément du rôle particulièrement utile joué par ce leurre. Je fus récemment étonné d’apprendre que la Lampsilis n’était pas seule à utiliser un tel stratagème. Les ichtyologistes Ted Pietsch et David Grobecker ont recueilli un spécimen unique d’une étonnante baudroie des Philippines, non pas à la suite d’aventures mouvementées dans des jungles lointaines, mais en un lieu qui est une source de mainte nouveauté scientifique, chez le marchand de poissons d’aquarium. (L’identification, plus que le machismo, est souvent à l’origine des découvertes exotiques.) En attirant les poissons, la baudroie pense plus à son déjeuner qu’à offrir un voyage gratuit à sa descendance. Sa nageoire dorsale comporte, fixé au bout du museau, un rayon épineux qui a subi des modifications importantes. À l’extrémité de ce filament est en effet placé un leurre. Certaines espèces des bas-fonds marins, vivant dans un monde obscur qui ne reçoit pas de lumière de la surface, pêchent avec leur propre source lumineuse : des bactéries phosphorescentes concentrées dans leurs appâts. Les baudroies des hauts-fonds ont généralement un corps rebondi et coloré, et présentent une ressemblance remarquable avec des rochers recouverts d’éponges et d’algues. Elles reposent sur le fond sans esquisser le moindre mouvement et agitent leur leurre près de leur bouche, de façon bien visible. Les « amorces « diffèrent selon les espèces, mais la plupart ressemblent — souvent imparfaitement — à toute une variété d’invertébrés, vers ou crustacés. La baudroie de Pietsch et Grobecker a cependant mis au point un poisson trompe-l’œil en tous points aussi impressionnant que l’appelant fixé à la partie postérieure de la Lampsilis : une première chez les baudroies. (Leur rapport s’intitule, comme il va de soi : le Parfait Pêcheur à la ligne2 et donne en épigraphe le passage de Walton que je cite plus haut.) Ce paragraphe raffiné comporte lui aussi, au bon endroit, des taches pigmentées en forme d’œil. En outre, des filaments serrés le long de la partie inférieure du corps représentent des nageoires pectorales et pelviennes, des extensions sur le dos ressemblent à des nageoires dorsales et anales et même un prolongement arrière à toute l’apparence d’une queue. Pietsch et Grobecker concluent ainsi leur article : « L’appât est une réplique presque exacte d’un petit poisson qui pourrait aisément appartenir à l’une des nombreuses familles de percoïdés communes à la région des Philippines. « Le poisson-pêcheur promène même son appât dans l’eau, « simulant les ondulations latérales du poisson qui nage «. Ces artifices presque identiques chez un poisson et une moule pourraient sembler, à première vue, clore la discussion sur l’évolution darwinienne. Si la sélection naturelle peut réaliser par deux fois le même phénomène, elle peut sûrement faire n’importe quoi. Cependant — en poursuivant le thème des deux chapitres précédents et en concluant cette trilogie — l’argument de la perfection fonctionne aussi bien pour les créationnistes que pour les évolutionnistes. Le psalmiste n’a-t-il pas affirmé : « Les cieux proclament la gloire de Dieu ; et le firmament montre son œuvre « ? Les deux essais précédents soutenaient que l’imperfection témoignait en faveur de l’évolution. Celui-ci expose la réponse darwinienne à la perfection. […]
  1. 1 Écrivain anglais du XVIIe siècle, auteur d’un célèbre manuel humoristique, le Parfait Pêcheur à la ligne.
  2. 2 Titre original : The Compleat Angler. En anglais, baudroie, ou lotte de mer, se dit anglerfisch, le poisson-pêcheur à la ligne (NdT).

 

 

Source : Gould (Stephen Jay), le Pouce du panda, trad. par Jacques Chabert, Paris, Grasset, 1982.

 

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