Jacques Brel est mort
Publié le 14/12/2011
Extrait du document
Jacques Brel est mort le 9 octobre. Il y a
longtemps que la presse à sensation avait annoncé
l'événement, jouant les prophètes de malheur et
défiant la morale comme la pudeur.
Le chansonnier, comme il voulait qu'on
l'appelât, était né en 1929, dans un milieu industriel
; on y fabriquait du carton depuis longtemps et
l'argent ne manquait pas. Brel n'aimait ni le carton
ni l'argent, sauf pour les besoins quotidiens qu'on
peut en avoir. Il quitta sa Flandre natale et s'en
vint en France chanter les chansons qu'il écrivait et
dont il composait la musique. Il avait un peu plus
de vingt ans. Il y avait déjà de l'anarchiste dans le
bourgeois. Dix années durant, il s'impose, dans les
music-halls, les cabarets, aux émissions de radio et
de télévision. Il fait la conquête d'un public qui
n'est pas celui des amateurs de chansons, pas celui
du show-business, et qui reconnaît en lui, outre un
talent indéniable de comédien, un indéniable talent
de poète.
Ce funambule, comme Debureau au Boulevard
du Temple, voilà un siècle et demi, s'impose en
imposant sa voix et son langage. Debureau était
muet ; Brel avait, comme les Flamands, besoin de
dire ce qu'il avait au fond du coeur, de clamer sa
peine, sa révolte, son orgueil, son malheur et son
bonheur. Mais à cette voix pathétique, criarde et
marquée d'un accent qu'on n'oublie pas, il a ajouté
une présence humaine, un corps, des yeux, des
mains, tout un maintien qui le faisaient, en apparence,
comédien alors qu'il était, dans ses films
comme au théâtre, un comédien assez ordinaire.
«
Nîmes ».
Il y en a d'autres encore plus alambiqués
et qui sont presque incompréhensibles si on n'a pas
un goût poussé pour ces acrobaties verbales,
comme
ce poème du poète Crétin à propos de son
maître Molinet : « Molinet n'est sans bruit ni sans
nom, non - Il a son son, comme tu vois, voix, -
Son doux plaid plait mieux que ne fait ton ton, -
Ton vif art art plus cher que charbon bon ...
>>, etc.
C'est un peu fatigant à lire et pas toujours de grand
intérêt.
Mais voilà où est le piège.
Ces calembours
qui firent la gloire de l'Almanach Vermot autrefois
auraient une autre signification que le seul plaisir
de la jonglerie qui est pourtant un phénomène bien
français quand
il s'agit de la langue.
Le jeu de mots
serait un jeu de massacre si on en croit Paul Zum
thor.
Les Grands rhétoriqueurs travaillaient pour des
princes, des seigneurs ou de riches bourgeois qui
devaient trouver cette façon de parler assez plai
sante.
Il y avait dans ces mots sautillants un esprit
qui frisait souvent l'impertinence, la révolte, la har
gne.
Cette poésie apparaît dans une période
de crise.
La France sort à peine de la Guerre de Cent Ans,
mais elle souffre encore des dégâts que
le conflit a
suscités.
Le pays souffre de famines, d'épidémies
terribles ; les routes sont la proie de compagnies de
bandits ; les luttes avec les ducs de Bourgogne
épuisent le royaume qui, las de sa misère, part à la
conquête de l'Italie et du soleil.
Ce sont les premiè
res vacances des Français.
Le monde bouge ; rien ne sera plus comme avant et si on continue à
construire des cathédrales gothiques, il est évident
que l'histoire a changé de rive.
Les contemporains
de ces événements le comprennent.
Quelques-uns se laissent emporter par la nouveauté des temps qui les séduits ; ils appartiennent déjà à la Renais
sance.
Comment détruire
ce qu'il y a de dérisoire sinon en passant par les mots, quand on écrit ? Les Sur réalistes, plus près de nous, n'ont rien fait d'autre.
A la suite de Rimbaud, ils n'ont eu d'autre souci
que celui de détruire le langage quand ils écri
vaient, de détruire la réalité visuelle, quand ils pei gnaient ou sculptaient.
Paul Zumthor a raison de
rappeler que les Rhétoriqueurs sont aussi les
contemporains d'un peintre comme Bosch qui a
fait
de l'image une fantaisie visuelle où la vie éclate
dans des bulles, dans des jeux d'images analogues
aux jeux
de mots : les pots d'eau deviennent des
crapauds ou des grenouilles, les hommes des mons
tres, les arbres des bêtes.
Il y a une annexion
de la
nature connue par le rêve.
Les Rhétoriqueurs aussi
ont rêvé.
La théorie est ingénieuse, comme son
auteur.
Après tout Maurice
Scève et les poètes
lyonnais de la Renaissance en ont été marqués, et
ce n'est pas rien.
Jean Guéhenno
Jean Guéhenno est mort le 22 septembre.
L'écrivain avait quatre-vingt-huit ans.
Il
était
né sur les marches de la Bretagne, à
Fougères, en 1890.
Son père était cordonnier, sa mère piqueuse.
Ce n'était pas la fortune.
Ses parents le mirent pourtant au collège.
Il était bon élève, studieux, intelligent, curieux de tout.
Mais il arriva que son père mourut.
Sa mère mit le jeune
Jean en apprentissage.
Le soir, il étudiait seul et il parvint à passer le baccalauréat.
Il parvint même à
devenir un grand universitaire et à entrer à l' Aca
démie française.
La vie de Jean Guéhenno res
semble à une sorte de légende pieuse et laïque à la fois, comme on en voit tant avec les enfants du siè cle qui, nés dans un monde hostile, ont su transfor mer ce monde en faisant œuvre personnelle.
La
République était morale et le peuple aussi.
Cela fit
le pays actuel en même temps que les soldats de 14.
Quittant l'Ecole normale supérieure, Guéhenno est
envoyé dans
les tranchées ; un éclat d'obus lui
ouvre la tête.
Il ne meurt pas et revient à ses études.
Ces deux expériences, celle
de son enfance triste
et celle de la guerre vont commander sa vie ; il y
trouvera l'inspiration d'une lutte sociale qui, à son
tour, va organiser son œuvre.
Avec
l'Evangile éter
nel, et surtout Caliban parle, Guéhenno s'engage
auprès des écrivains dits de gauche.
Son entrée
dans les lettres, en 1928, est remarquée ; il part en guerre contre une société qui a le pouvoir en même
temps que l'argent et qui refuse à ceux qui sont
dépossédés
le seul droit même de savoir puisque le savoir est la clé de la liberté.
Romain Rolland
l'admire.
De 1928 à 1937, Guéhenno est rédacteur en chef de la revue Europe.
S'il admire Léon Blum, il ne se sent pas l'humeur
d'un communiste et le Front populaire triomphant
lui fait à la fois quitter la revue en même temps
qu'il donne l'hebdomadaire Vendredi qui durera
jusqu'à la Seconde Guerre mondiale.
Professeur autant que journaliste,
il est, le conflit
terminé, nommé à la direction de l'éducation popu
laire, ce qui le passionne, puis à l'inspection géné
rale hors de France.
Il voyage et ses livres en por
tent la trace : Voyages, tournée américaine, tournée
africaine (1952), La France et les Noirs (1954).
Cette réflexion sur
le monde dans lequel il vit,
c'est finalement toute son œuvre.
Guéhenno n'a
jamais cessé
de s'interroger avec sincérité, avec foi, selon un mot qu'il aimait.
Il était l'homme de ce siècle et il en a vécu les drames et les changements
avec ferveur, passion et générosité.
La passion ne le débordait pas, la générosité et la ferveur la domi
naient.
Tous ses ouvrages en témoignent.
En 1934, il publie le Journal d'un homme de quarante ans, premier monologue autobiographique que suivent le Journal d'une révolution (1939), Les années noi res (1947), la Foi difficile (1957), Changer la vie (1961).
Il avait aussi une grande curiosité de Rous
seau, qui lui était proche et à qui il a consacré
d'importantes études, comme En marge des confes
sions, Romans et vérité, Jean-Jacques, histoire
d'une conscience.
Renan, Michelet sont aussi ses confidents.
C'est toute une tradition de la pensée
française jusqu'à nous que Guéhenno reflète..
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