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« JE T'AI CHOISI... »

Publié le 11/08/2011

Extrait du document

Yves contourna la maison, prit une allée déserte qui rejoignait le gros chêne. Il n'eut pas besoin de marcher longtemps pour ne plus entendre les éclats de voix, pour ne plus sentir l'odeur des cigares. La nature sauvage commençait tout de suite; déjà les arbres ne savaient plus qu'il y avait eu du monde à déjeuner. Yves franchit un fossé; il était un peu ivre (pas autant qu'il le craignait, car il avait fameusement bu). Son repaire, sa bauge l'attendait : des ajoncs, que les Landais appellent des jaugues, des fougères hautes comme des corps humains l'enserraient, le protégeaient. C'était l'endroit des larmes, des lectures défendues, des paroles folles, des inspirations, de là qu'il interpellait Dieu, qu'il le priait et le blasphémait tour à tour. Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis sa dernière venue; déjà dans le sable non foulé, les fourmis-lions avaient creusé leurs petits entonnoirs. Yves prit une fourmi et la jeta dans l'un d'eux. Elle essayait de grimper, mais les parois mouvantes se défaisaient sous elle, et déjà, du fond de l'entonnoir, le monstre lançait du sable. A peine la fourmi exténuée avait-elle atteint le bord de l'abîme qu'elle glissait de nouveau. Et soudain, elle se sentit prise par une patte. Elle se débattait, mais le monstre l'entraînait lentement sous la terre. Supplice effroyable. A l'entour, les grillons vibraient dans le beau jour calme. Des libellules hésitaient à se poser; les bruyères roses et rousses, pleines d'abeilles, sentaient déjà le miel. Yves ne voyait plus s'agiter au-dessus du sable que la tête de la fourmi et deux petites pattes désespérées. Et cet enfant de seize ans, penché sur ce mystère minuscule, se posait le problème du mal. Cette larve qui crée ce piège et qui a besoin, pour vivre et pour devenir papillon, d'infliger à des fourmis cette atroce agonie; la remontée terrifiée de l'insecte hors de l'entonnoir, les rechutes et le monstre qui le happe... Ce cauchemar faisait partie du Système... Yves prit une aiguille de pin, déterra le fourmi-lion, petite larve molle et désormais impuissante. La fourmi délivrée reprit sa route avec le même affairement que ses compagnes, sans paraître se souvenir de ce qu'elle avait subi - sans doute parce que c'était naturel, parce que c'était selon la nature... Mais Yves était là, avec son cœur, avec sa souffrance, dans un nid de jaugues. Eût-il été le seul humain respirant à la surface de la terre, il suffisait à détruire la nécessité aveugle, à rompre cette chaîne sans fin de monstres tour à tour dévorants et dévorés; il pouvait la briser, le moindre mouvement d'amour la brisait. Dans l'ordre affreux du monde, l'amour introduisait son adorable bouleversement. C'est le mystère du Christ et de ceux qui imitent le Christ. « Tu es choisi pour cela... Je t'ai choisi pour tout déranger... « L'enfant dit à haute voix : « C'est moi-même qui parle... « (et il appuya ses deux mains sur son visage transpirant). C'est toujours nous-même qui parlons à nous-même... Et il essaya de ne plus penser. Très haut dans l'azur, au sud, un vol de ramiers surgit et il les suivit de l'œil jusqu'à ce qu'il les eût perdus. « Tu sais bien qui je suis, disait la voix intérieure. Moi qui t'ai choisi. « Yves, accroupi sur ses souliers, prit une poignée de sable, et la jeta dans le vide; et il répétait, l'air égaré : « Non! non! non! « « Je t'ai choisi, je t'ai mis à part des autres, je t'ai marqué de mon signe. « Yves serra les poings : c'était du délire, disait-il. D'ailleurs il était pris de vin. Qu'on le laisse tranquille, il ne demande rien. Il veut être un garçon de son âge, pareil à tous les garçons de son âge. Il saurait bien échapper à sa solitude. « Toujours je la recréerai autour de toi. - Ne suis-je pas libre? Je suis libre! « cria-t-il. Il se tint debout et son ombre remuait sur les fougères. « Tu es libre de traîner dans le monde un cœur que je n'ai pas créé pour le monde; — libre de chercher sur la terre une nourriture qui ne t'est pas destinée; — libre d'essayer d'assouvir une faim qui ne trouvera rien à sa mesure : toutes les créatures ne l'apaiseraient pas, et tu courras de l'une à l'autre... «  

« Je me parle à moi-même, répète l'enfant, je suis comme les autres, je ressemble aux autres. « Ses oreilles sifflaient; le désir de sommeil l'étendit dans le sable et il appuya sur son bras replié, sa tête. Le frémissement d'un bourdon l'entoura, puis s'éloigna, se perdit dans le ciel. Le vent d'est apportait l'odeur des fours à pain et des scieries. Il ferma les yeux. François MAURIAC. Le mystère Frontenac. Ed. Grasset, 1933.

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