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Jean Denizet, L'Expansion

Publié le 31/03/2011

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Avant la société industrielle, le travail était contact personnel avec la nature. Et pas seulement le travail de la terre ; tailler la pierre, tailler le bois, c'était pétrir encore des matières faites de la même étoffe que nous.    L'homme industriel a perdu ce contact. Isolé par l'usine, isolé par la ville, où l'on ne voit pas les arbres, ni même le ciel. Surtout, il est le complice d'un climat de violence et d'attentats permanents contre la nature. Pour ne parler que de nos appareils domestiques, nos voitures, nos motos, nos tondeuses, nos scies mécaniques sont des machines violentes qu'il est presque impossible de manier sans se laisser gagner par leur violence. « Écoute, bûcheron, arrête un peu ton bras. « Que dirait Ronsard aujourd'hui au bûcheron armé de sa scie à moteur qui tranche en quelques instants le tronc et la vie de l'arbre séculaire ? Nous employons trop de pesticides, nous empoisonnons trop de sources, nous créons trop de déserts pour ne pas nous voir nous-mêmes plus ou moins consciemment comme des tortionnaires de la nature. Mais cette nature, c'est nous-mêmes, nous en sortons, nous sommes encore elle-même. On a fait beaucoup d'efforts pour nous apprendre que nous la transcendions, que nous lui étions infiniment supérieurs, que nous devions « dominer sur elle « (Genèse, IX, 7). Mais pendant des millénaires nous l'avions vénérée. Pour des milliers de générations elle a été la terre mère, celle qui donne la vie et qui recueille les morts. Il reste quelque chose en nous de cette croyance. Certaines blessures sont inconnues de ceux mêmes qui les portent. Tortionnaires d'une nature longtemps considérée comme notre mère, nous portons une blessure dont nous ne savons pas jusqu'à quel point elle nous corrompt et elle nous tue.    Cela n'est pas une critique de la science et de la technique, seules aventures humaines admirables des deux derniers siècles. L'erreur fondamentale est de confondre progrès technique et progrès économique, de croire que l'un l'autre s'appellent réciproquement. Notre économie stérilise au contraire le progrès technique. La baisse de qualité de tous les produits est manifeste. La baisse de productivité, malgré les chiffres trompeurs, aussi. Le métro de Paris a été construit en quelques années, à la fin du xixe siècle, presque sans machines. Aujourd'hui, la simple pose d'une conduite de chauffage urbain dans une seule rue demande à peu près le même temps.    Faisons un rêve : l'immense capacité de comprendre et de faire a été exploitée non pas par le système social des entreprises ayant pour objectif le profit (aidées par les publicitaires), mais par des technocrates honnêtes auxquels la collectivité a demandé de résoudre en bons ingénieurs les problèmes de production en grande série de biens simples et de bonne qualité répondant aux besoins essentiels. Chacun reçoit, contre un service du travail qui ne remplit qu'une partie réduite de sa vie, le minimum décent à partir duquel l'homme, n'étant plus assailli par les besoins élémentaires, peut songer à autre chose : se cultiver, corps et esprit, jouer, lire, faire du sport, entendre de la musique, rêver ou inventer, s'occuper d'autrui, lui parler et l'écouter. Profiter de stades, de gymnases, de musées, de salles de concerts et de théâtres répandus à profusion. C'était la vie des hommes libres parmi les Grecs... grâce à l'esclavage. Ou celle des Romains, qui avaient inventé pour cette vie la formule « Otium et digni-tas « (« Loisir et dignité «), dont nous avons fait le péjoratif « oisiveté «. Pourquoi ne serait-ce pas la vie des hommes d'aujourd'hui grâce aux esclaves mécaniques? Ce rêve est réalisable. Peut-être fallait-il traverser l'enfer des deux derniers siècles pour parvenir aux robots et à une production qui se passera de plus en plus des hommes.    Si nous sommes capables de jeter à bas l'immense arsenal de sollicitations mensongères qui nous pousse à des consommations inutiles ou nuisibles, au seul effet de permettre à l'appareil de production de tourner dans le vide — consommer pour pouvoir produire, et non plus produire pour consomme* —, le rêve grec d'une vie de loisir et de dignité est à notre portée.    Jean Denizet, L'Expansion, octobre 1982.

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