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Jean-Pierre CHANGEUX Le cerveau et la complexité Le neurobiologiste tente de retrouver les fonctions psychiques associées à chacun des niveaux d'organisation du cerveau, sans pour autant l'isoler de son environnement et de son histoire.

Publié le 21/10/2016

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histoire
Jean-Pierre CHANGEUX Le cerveau et la complexité Le neurobiologiste tente de retrouver les fonctions psychiques associées à chacun des niveaux d'organisation du cerveau, sans pour autant l'isoler de son environnement et de son histoire. Sciences Humaines : Le cerveau humain est souvent considéré comme la structure la plus complexe de l'univers. Comment un neurobiologiste, spécialiste du cerveau, peut-il affronter cette complexité ? Jean-Pierre Changeux : Il faut d'abord se départir d'un usage de la notion de complexité qui servirait à couvrir notre ignorance. Il ne faut pas utiliser ce terme pour justifier le fait qu'on ne saurait rien, que la complexité échappe à l'entendement parce qu'il y a trop de facteurs en jeu. Cela dit, le cerveau est effectivement une structure d'une extrême complexité. Quelques données suffisent à le montrer. Le nombre total de cellules nerveuses dans l'encéphale est de l'ordre de 100 milliards - chiffre considérable pour un organe de 1,3 ou 1,4 kg. Ces neurones se répartissent en quelques centaines de catégories. Chaque neurone établit environ 10 000 contacts avec d'autres cellules nerveuses. Si l'on s'intéresse maintenant au fonctionnement des neurones, on constate que chacun peut synthétiser et libérer plusieurs neuromédiateurs ; de plus, l'éventail de neuromédiateurs libérés est susceptible de varier. Si l'on s'en tient aux seuls critères que sont le nombre de cellules, leur nombre de connexions, la diversité des neuromédiateurs… la combinatoire qui en résulte donne au cerveau de l'homme une organisation unique par sa complexité par rapport à tous les autres êtres vivants. SH : A-t-on une idée de la façon dont cet immense réseau de neurones s'organise et fonctionne ? J-P C : Abordons d'abord la question de l'architecture d'ensemble. Il existe tout d'abord une architecture de fonctionnement « en parallèle » ; c'est-à-dire que l'information est traitée de manière simultanée par des aires multiples. C'est le cas, par exemple, des nombreuses cartes engagées dans la perception visuelle qui traitent, en même temps, des informations sur les couleurs, les formes ou les reliefs, des objets observés. Mais il existe également une organisation hiérarchique. C'est une idée importante : je défends une thèse, déjà ancienne, selon laquelle l'encéphale est structuré en niveaux d'organisation, qui sont autant de niveaux de complexité. Ces niveaux d'organisation vont de la molécule à la cellule, de la cellule aux circuits élémentaires de neurones, puis des réseaux de circuits à des organisations de plus en plus globales ; en quelque sorte, des réseaux de réseaux ! À chaque niveau d'organisation correspondent des fonctions définies. Une des fonctions associées à la cellule est la propagation d'influx nerveux ou la libération de neuromédiateurs, c'est donc une fonction de communication élémentaire. Au niveau des circuits de neurones, on peut faire correspondre des comportements plus élaborés mais encore très simples, comme l'arc réflexe ou des programmes d'actions fixes. Si l'on remonte maintenant vers des architectures plus complexes, se forment des « assemblées de neurones » de plus en plus complexes. Dans le cerveau humain vont être codés les concepts, les représentations symboliques. Certains territoires de notre encéphale sont plus spécialisés dans tel ou tel type de représentations. Enfin, il existe un niveau supérieur, que l'on peut qualifier de niveau de la raison, où s'élaborent l'organisation des conduites, la planification des comportements, les intentions. Il y a donc plusieurs niveaux d'organisation qui engagent des ensembles de territoires distincts mais en interaction. Les aires impliquées dans la pensée rationnelle incluent de manière privilégiée les aires frontales et préfrontales qui sont très développées chez les primates et notamment chez l'homme. Cette manière de voir permet de dégager une architecture d'ensemble, à la fois en parallèle et en niveaux d'organisation hiérarchique, avec une intrication profonde et une grande diversité fonctionnelle. 000200000C2E00000FD4C28,La méthode que je suggère consiste donc à remonter du simple au complexe. L'objectif est de mettre en relation chaque niveau d'organisation cérébrale avec un ensemble de fonctions définies, sachant que des régulations entre niveaux s'établissent du bas vers le haut comme du haut vers le bas. Cette mise en corrélation entre un réseau défini de neurones, un ensemble d'activités élémentaires et un comportement a pu être réalisée par le neurobiologiste suédois Sten Grillner à propos de la nage chez la lamproie, poisson très archaïque. Les comportements complexes ne peuvent apparaître qu'à partir de réseaux organisés. Vous ne pouvez rendre compte d'une conduite élaborée à partir d'une seule cellule ou d'un petit réseau de neurones. Ce sont des propriétés émergentes qui n'apparaissent qu'à un niveau d'organisation donné. SH : En remontant comme cela vers des niveaux de plus en plus complexes, la méthode scientifique traditionnelle qui consiste à isoler des fonctions est-elle encore opérante ? Dispose-t-on d'outils pour appréhender cette complexité croissante ? J-P C : Il y a plusieurs modes d'exploration des relations entre organisation neuronale et fonctions. Le premier est celui de la neuropsychologie, discipline médicale qui tente notamment de décrire les conséquences de lésions cérébrales définies sur le psychisme et les conduites humaines. La neuropsychologie est née au siècle dernier avec Paul Broca qui, le premier, a mis au jour l'existence d'aires spécialisées qui interviennent dans le langage. Cette méthode a été également utilisée plus récemment par François Lhermitte ou par Tim Shallice et leurs collègues. Ils ont montré, par exemple, que certaines lésions du cortex frontal n'altèrent ni le langage ni la mémoire, mais affectent les capacités d'organisation des conduites. Ainsi, une personne atteinte de tels troubles ne parviendra pas, à la cafétéria, à organiser ses plats sur le plateau alors qu'elle reconnaît parfaitement chacun de ses plats. Dans mon livre Raison et Plaisir, je cite les observations du neurologue russe Alexandre Luria qui relate le cas d'un patient atteint d'une lésion du lobe frontal. Celui-ci a du mal à analyser le sens du tableau alors qu'il en connaît tous les éléments. Placé devant un tableau du baron Klodt, Le Dernier Printemps, qui représente une jeune fille mourante assise dans un fauteuil, et que ses parents regardent tristement, le sujet fixe son attention sur la robe blanche de la jeune fille et en vient à confondre la mourante avec une jeune mariée… Encore un cas qui démontre qu'il existe une zone particulière du cortex responsable de la coordination des informations. La seconde méthode d'étude consiste à utiliser les techniques d'imagerie cérébrale comme la caméra à positons. Ces méthodes permettent d'établir des cartes fonctionnelles du système nerveux central et d'établir des liens entre territoires cérébraux et fonctions (vision, audition, réflexion, mémoire…). Cette méthode d'imagerie, avec d'autres comme la résonance magnétique nucléaire et l'électroencéphalographie, peut apporter beaucoup dans les années à venir. 000200000C6200001BFCC5C,SH : Mais ce ne sont là que des techniques qui enregistrent des liaisons entre une aire cérébrale et une fonction. A-t-on vraiment expliqué un mécanisme quand on a trouvé les bases organiques d'une fonction ? J-P C: Pour progresser dans la compréhension des fonctions cérébrales, il me paraît indispensable de construire des modèles formels. Un modèle est une architecture logique, décrite sous la forme d'un programme d'ordinateur et qui fait appel à des « neurones formels ». Pour rendre compte d'une fonction définie à un niveau d'organisation particulier, le modèle doit s'il est adéquat « simuler » une fonction. C'est ainsi qu'avec Stanislas Dehaene nous avons pu construire un modèle qui réussit à passer le test de Wisconsin. Ce test consiste à demander à une personne de comprendre la règle de réponse à une présentation de cartes à jouer en fonction de l'attitude positive ou négative de l'examinateur. Certains patients atteints de lésions frontales échouent à ce test. Le modèle et la simulation informatique permettent de saisir les opérations mobilisées dans le passage de ce test. C'est l'organisation de ces opérations logiques qui serait perturbée chez le patient. Voilà un exemple simple de tentative de simulation des fonctions mentales supérieures qui peut être utile à la fois dans la mise en correspondance structure-fonction et sur le plan médical. SH : Certains théoriciens des sciences cognitives estiment qu'on peut comprendre le fonctionnement mental en se passant de l'étude du substrat organique. II s'agit de raisonner au niveau des stratégies de résolution de problèmes appliquées indépendamment de leur soubassement matériel. Qu'en pensez-vous ? J-P C : Le schéma classique du cerveau-ordinateur distingue la « quincaillerie », ou le « matériel » qui correspond aux neurones du système nerveux central, et le « programme » que l'on met dans la machine, et qui détermine le comportement. L'important, selon ce schéma, serait de décrire les comportements sous la forme d'un programme d'ordinateur. Or je pense qu'il y a opportunité d'un enrichissement considérable des connaissances à étudier les relations causales entre les fonctions mentales et leur support matériel. Les dissociations fonctionnelles provoquées par des lésions définies permettent de cerner les opérations mises en jeu dans une fonction donnée. Au départ, la tentation était de globaliser. Le fait de « dissocier » des fonctions conduit à éliminer sélectivement certaines opérations tout en en conservant d'autres. Prenons le cas de patients prosopagnosiques, c'est-à-dire atteints d'un trouble de reconnaissance des visages. On a pu montrer que certaines lésions bilatérales du lobe temporal entraînaient la prosopagnosie. De plus, dans les régions homologues chez le singe, on peut isoler expérimentalement les cellules individuelles qui répondent sélectivement à des visages complets comprenant les yeux, le nez, la bouche. Si on enlève certaines parties du visage, ces neurones ne répondent plus. On peut montrer qu'il existe des systèmes spécialisés dans la reconnaissance des visages qui incluent plusieurs étapes de complexité croissante dans ce processus. 000200000E5000002858E4A,SH : Au niveau des processus supérieurs, ne devrait-il pas y avoir collaboration entre plusieurs disciplines : la neurologie qui étudie les bases neuronales des conduites, la psychologie qui étudie les conduites elles-mêmes sans chercher à en connaître les bases biologiques ? J.-P C : Cette collaboration est, bien entendu, non seulement souhaitable mais nécessaire. On ne peut étudier les bases neuronales d'une fonction que si on a étudié la fonction elle-même. Ce qui suppose que des psychologues aient développé leurs propres théories et modèles qu'ils proposent ensuite aux neurologues, et réciproquement. Il est nécessaire que ces disciplines aient atteint un niveau de développement suffisant si l'on veut qu'elles se rejoignent ensuite dans l'explication. Les sciences cognitives sont des sciences fédératrices qui rassemblent neurologues, physiologistes, psychologues, linguistes, anthropologues, philosophes. SH : Votre livre Raison et Plaisir s'attaque à un ambitieux programme : saisir les racines neuronales du plaisir esthétique. J.-P C : Dans un texte de Raison et Plaisir, j'ai proposé des hypothèses sur les bases neuronales du plaisir esthétique. Tout en restant prudent d'ailleurs : il ne s'agit que de propositions et non d'une théorie achevée. Mais on trouve aussi dans ce livre des réflexions sur la démarche créatrice, sur les représentations sociales et leur propagation, sur l'histoire des idées, etc. J'ai voulu aussi montrer comment chaque discipline pouvait apporter sa contribution à la compréhension du tout. Je souhaite que Raison et Plaisir montre comment peut s'envisager la collaboration entre neurosciences et sciences humaines. Il s'agit de suggérer une méthode d'investigation plutôt que de répondre sur le fond à toutes les questions que posent la contemplation et la création d'une œuvre d'art. SH : Ce que vous dites là va à l'encontre d'une position qui vous est souvent attribuée depuis votre livre L'Homme neuronal : celle d'un réductionniste qui prétendrait expliquer tout le fonctionnement mental à partir de son seul scalpel… J.-P C : Cela n'a jamais été mon point de vue. Dans L'Homme neuronal, j'ai essayé de faire le point sur les connaissances de l'époque en neurosciences. Mon propos était simplement de dire : il est important de tirer les conséquences pour les autres sciences des connaissances actuelles sur le cerveau. Dans plusieurs chapitres, j'ai explicitement écrit qu'il fallait créer des liens entre neurosciences et sciences de l'homme, en particulier l'anthropologie. C'est pour moi une évidence qu'on ne peut isoler le cerveau de l'homme de son environnement et de son histoire. Dans le cerveau de l'homme se nouent en fait trois évolutions : - une évolution biologique qui va du singe à l'Homo sapiens ; - un développement individuel (l'épigenèse) lié à une connectivité singulière des neurones due à l'empreinte du monde extérieur sur le cerveau ; - l'évolution des cultures, rendue possible par les exceptionnelles capacités d'apprentissage propres au cerveau humain. Je n'ai jamais prétendu expliquer l'homme à partir de la seule biologie. On ne peut vraiment comprendre l'homme que si on prend en compte ces trois évolutions qui engagent l'interaction du cerveau avec son environnement. J'ai toujours dit cela et j'ai d'ailleurs dépensé beaucoup d'énergie à travailler, à la fois sur le plan théorique et expérimental, sur ce que j'appelle l'« épigenèse », c'est-à-dire les modulations de l'organisation du réseau nerveux en développement par l'expérience et par l'activité interne à l'organisme. Cette position « réductrice » que l'on m'attribue quelquefois m'a toujours été étrangère. 0002000000E5000036A2E0,Propos recueillis par Jean-François Dortier, (Sciences Humaines, n° 47, février 1995). Reproduit dans : Le Cerveau et la pensée, La révolution des sciences cognitives, Éditions Sciences Humaines, 2e édition, 2003, p. 73-78.
histoire

« aires multiples.

C'est le cas, par exemple, des nombreuses cartes engag?es dans la perception visuelle qui traitent, en m?me temps, des informations sur les couleurs, les formes ou les reliefs, des objets observ?s.

Mais il existe ?galement une organisation hi?rarchique.

C'est une id?e importante?: je d?fends une th?se, d?j? ancienne, selon laquelle l'enc?phale est structur? en niveaux d'organisation, qui sont autant de niveaux de complexit?.

Ces niveaux d'organisation vont de la mol?cule ? la cellule, de la cellule aux circuits ?l?mentaires de neurones, puis des r?seaux de circuits ? des organisations de plus en plus globales?; en quelque sorte, des r?seaux de r?seaux?! ? chaque niveau d'organisation correspondent des fonctions d?finies.

Une des fonctions associ?es ? la cellule est la propagation d'influx nerveux ou la lib?ration de neurom?diateurs, c'est donc une fonction de communication ?l?mentaire.

Au niveau des circuits de neurones, on peut faire correspondre des comportements plus ?labor?s mais encore tr?s simples, comme l'arc r?flexe ou des programmes d'actions fixes.

Si l'on remonte maintenant vers des architectures plus complexes, se forment des ??assembl?es de neurones?? de plus en plus complexes.

Dans le cerveau humain vont ?tre cod?s les concepts, les repr?sentations symboliques.

Certains territoires de notre enc?phale sont plus sp?cialis?s dans tel ou tel type de repr?sentations.

Enfin, il existe un niveau sup?rieur, que l'on peut qualifier de niveau de la raison, o? s'?laborent l'organisation des conduites, la planification des comportements, les intentions.

Il y a donc plusieurs niveaux d'organisation qui engagent des ensembles de territoires distincts mais en interaction.

Les aires impliqu?es dans la pens?e rationnelle incluent de mani?re privil?gi?e les aires frontales et pr?frontales qui sont tr?s d?velopp?es chez les primates et notamment chez l'homme.

Cette mani?re de voir permet de d?gager une architecture d'ensemble, ? la fois en parall?le et en niveaux d'organisation hi?rarchique, avec une intrication profonde et une grande diversit? fonctionnelle. 000200000C2E00000FD4C28,La m?thode que je sugg?re consiste donc ? remonter du simple au complexe. L'objectif est de mettre en relation chaque niveau d'organisation c?r?brale avec un ensemble de fonctions d?finies, sachant que des r?gulations entre niveaux s'?tablissent du bas vers le haut comme du haut vers le bas.

Cette mise en corr?lation entre un r?seau d?fini de neurones, un ensemble d'activit?s ?l?mentaires et un comportement a pu ?tre r?alis?e par le neurobiologiste su?dois Sten Grillner ? propos de la nage chez la. »

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