Jonas Mekas (extrait) - anthologie du cinéma.
Publié le 19/05/2013
Extrait du document
«
mêmes font vibrer quelques cordes, par exemple par leur couleur, par ce qu’elles représentent, et je commence à les regarder, je commence à réagir à tel ou tel détail.
Bien sûr, l’esprit n’est pas un ordinateur.
Et cependant, il marche un
peu comme un ordinateur et tout ce qui se présente est jaugé, confronté à des souvenirs, aux réalités qui ont été enregistrées dans le cerveau ou ailleurs et tout cela est très réel.
L’arbre dans la rue est réalité.
Mais ici, je l’ai isolé, j’ai éliminé tout le reste de la réalité qui l’entoure et je n’ai retenu que cet arbre précis.
Et je l’ai filmé.
Et si maintenant je commence à regarder ce que j’ai filmé, ce que j’ai
emmagasiné, j’ai une collection de nombreux détails de ce type, isolés, et dans chaque cas ils s’étaient présentés d’eux-mêmes, je ne les avais pas cherchés, ils m’ont choisi et j’ai réagi à leur apparition, pour des raisons très personnelles,
et c’est pourquoi ils sont tous liés, pour moi, pour une raison ou une autre.
Ils signifient tous quelque chose pour moi, même si je ne comprends pas [pour]quoi.
Mon film est une réalité qui est isolée à travers moi par ce processus très
complexe et, bien sûr, pour celui qui peut le « lire », ce film raconte beaucoup sur moi — en fait beaucoup plus sur moi que sur la ville où je le filme : on ne voit pas la ville, on ne voit que ces détails isolés.
Donc, si quelqu’un sait
comment les « lire », même si on ne me voit pas parler ou marcher, on peut en déduire plein de choses sur moi.
Pour ce qui est de la ville, bien sûr, on peut dire aussi quelque chose de la ville, à partir de mes Diaries — mais seulement de
manière indirecte.
Cependant, je marche dans cette réalité authentique, figurative, et ces images sont toutes des enregistrements de la réalité authentique, même si c’est seulement par fragments.
Peu importe comment je filme, vite ou
lentement, comment j’expose, le film représente une certaine période réelle, historique.
Mais comme groupe d’images, il dit plus sur ma propre réalité subjective — on pourrait dire ma réalité objective — que n’importe quelle autre
réalité.
J’ai procédé par élimination, coupant des parties qui ne collaient pas, les parties mal « écrites », et laissant les parties qui collaient, pratiquement sans aucun changement.
Ce qui veut dire que je n’ai pas fait de montage à l’intérieur de
chacune des séquences.
J’ai laissé telles quelles les parties dont je sentais qu’elles avaient capté quelque chose, signifié quelque chose pour moi et qui ne me choquaient pas techniquement ou formellement.
Même des parties qui avaient
capté quelque chose d’essentiel, du moment qu’elles me gênaient formellement, je les ai jetées.
J’ai cette boutade : Rimbaud a fait les Illuminations, moi, seulement des éliminations.
J’ai passé beaucoup de temps à calculer, à voir de toutes les façons possibles comment tel détail ou tel autre, telle note ou telle esquisse fonctionnait dans la totalité de la bobine.
Ça a été moins un problème dans Reminiscences, mais avec
Diaries, Notes and Sketches (Walden) j’ai vraiment dû travailler dur et longtemps.
Au bout de deux heures, quand on regarde un film, ce qui va venir dans la troisième heure est important.
La question de la répétition se pose.
Quelquefois, je dois éliminer même des parties que j’aime bien, parce que trop, c’est trop.
Dans ce cas, dans le cas de Reminiscences, le montage a été très rapide.
Hans Brecht de la Norddeutscher Television m’a aidé à payer la pellicule
et la Bolex en échange des droits pour montrer le film à la télévision allemande.
Mais je suis rentré et j’ai complètement oublié Hans Brecht.
Et il m’a oublié.
Et puis il m’a appelé le jour de Noël : « — C’est prêt ? Il me faut ça pour le
20 janvier.
— Le 20 janvier ? Pourquoi est-ce que vous ne me l’avez pas dit plus tôt ? » J’ai été à ma table de montage et j’ai regardé.
Après mon retour de Lituanie, je n’arrêtais pas de me dire : « Comment est-ce que je vais monter ça ?
» Ces images m’étaient très très intimes.
Je n’avais pas la moindre distance par rapport à elles.
Et encore aujourd’hui, je n’ai pas beaucoup de distance.
J’avais ramené à peu près deux fois plus de pellicule que ce que vous voyez dans le
film.
Alors j’étais planté là et je me suis dit : « Bien, très bien.
Cette urgence va m’aider à décider.
» Pendant deux ou trois jours, je n’ai pas touché à la pellicule, j’ai pensé à la forme, à la structure du film.
Une fois que j’ai eu décidé de
la structure, j’ai fait mes collures, très vite, en un jour.
Je savais que je ne pourrais venir à bout de cette pellicule que de cette manière : en travaillant avec elle de façon totalement mécanique.
Une autre manière aurait été de travailler très
très longtemps dessus et, ou bien d’arriver à un film complètement différent, ou bien de détruire le film en cours de route.
Je n’ai perturbé la chronologie qu’à de rares occasions.
Dans Reminiscences, j’ai respecté la chronologie.
Dans Diaries, Notes and Sketches (Walden), en quelques endroits, quand j’avais côte à côte deux longs sketches, j’ai avancé ou
retardé l’un des deux dans le temps, pour des raisons structurelles.
Source : Hibon (Danièle) et Bonnefoy (Françoise) (sous la dir.
de), Jonas Mekas, Paris, Galerie nationale du Jeu de paume, RMN, 1992.
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