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Julien Gracq, En lisant, en écrivant

Publié le 27/04/2011

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Quand on compare un film tiré d'un roman au roman lui-même, la somme quasi infinie d'informations instantanées que nous livre l'image, opposée à la parcimonie, à la pauvreté même des notations de la phrase romanesque correspondante, nous fait toucher du doigt combien l'efficacité de la fiction relève parfois de près des méthodes de l'acupuncture. Il s'agit en effet pour le romancier non pas de saturer instantanément les moyens de perception, comme le fait l'image, et d'obtenir par là chez le spectateur un état de passivité fascinée, mais seulement d'alerter avec précision les quelques centres névralgiques capables d'irradier, de dynamiser toutes les zones inertes intermédiaires.    La transposition d'un roman à l'écran, quand elle est par exception minutieusement fidèle, pourrait figurer un jour parmi les scalpels les plus acérés dont dispose pour sa dissection la critique littéraire, au même titre presque que la radiographie des toiles de peintre pour la peinture. Tous les effets que j'appellerai « de majoration par omission «, si fréquents dans le roman (par exemple l'attention braquée par le texte, dans une scène à multiples personnages, sur un ou deux seulement des protagonistes) y sont mis en relief par contraste avec un grossissement de microscope. Car la caméra centre bien, elle aussi, l'attention du spectateur et la circonscrit comme le cercle lumineux d'une lampe, mais, à l'intérieur de ce cercle, ou plutôt de ce rectangle, elle n'élide rien, tandis que la plume, elle, y promène capricieusement au gré de l'écrivain un de ces spots punctiformes, à luminosité concentrée, qui servent aux démonstrateurs à souligner sur l'écran aux images un détail ou une particularité significative.    Sur un autre plan, la transposition à l'écran peut permettre de serrer de plus près le rôle multiforme que joue la description dans le roman. Il y a dans l'image photographique une franchise sans détours (elle ne gomme rien) qui proscrit — et par là dénonce — un des procédés descriptifs les plus retors de la fiction, qui est le détail, allusif ou révélateur, glissé furtivement dans la description comme la fausse carte par la main de l'escamoteur. Si on filme La Chute de la Maison Usher, la fissure qui zèbre la bâtisse du haut en bas s'exhibera aussi innocemment sur l'écran que le nez au milieu du visage, tandis que la plume de Poe en laisse négligemment zigzaguer le sillage en fin de phrase : ce n'est plus un constat de décrépitude, c'est la flèche du Parthe, un aiguillon urticant qui se fiche dans l'esprit.    Tous les signes qui figurent dans l'image parlent directement, disposés qu'ils sont d'entrée sur un même plan, et parlent net; ils décèlent par là d'autant plus clairement dans le langage du romancier, toujours par contraste, l'usage non seulement de plusieurs clés, comme dans le langage musical, mais encore d'un chromatisme continuel, sans compter, pour chaque signe séparé, l'usage de dièses, de bémols et de bécarres que la syntaxe répartit à l'envi. Il existe une musicalité du texte — l'art visuel qu'est le cinéma en fournit la preuve par défaut — mais elle ne consiste pas en une lutte avec la richesse et la plénitude inégalable de l'art des sons et des timbres ; elle existe plutôt à l'état latent dans son aptitude aux accords complexes entre les différents plans de l'écriture qui, pour être successifs au lieu de simultanés, ne s'en superposent pas moins l'un à l'autre comme fait une construction sonore.    C'est l'inexistence de la simultanéité formelle dans le texte, où tout est successif, qui écarte d'habitude un rapprochement de cet ordre entre la musique et l'écriture ; mais c'est faire là bon marché d'une propriété remarquable de l'écrit. La possibilité de la littérature, et particulièrement de la poésie et de la fiction, repose sur une persistance dans l'esprit des images et des impressions mises en branle par les mots infiniment supérieure en durée à la persistance des impressions lumineuses sur la rétine, ou sonores sur le tympan. Quelquefois j'ai rêvé d'une machine qui pourrait mesurer, dans l'esprit d'un lecteur, la persistance d'une image forte sur sa lancée : nul doute qu'elle révélerait que, pour certaines, le lecteur les a gardées jusqu'au bout de sa lecture « entreposées dans les caves de son esprit, où elles s'améliorent «.    Il se créerait donc, dans l'esprit du lecteur de roman et pendant sa lecture, toute une stratification du souvenir, l'opération de la lecture consistant peut-être d'abord à replier en plans superposés, comme une pièce d'étoffe, tout ce qui est fourni de matériaux le long d'une série linéaire. Même les voix et les mimiques de deux interlocuteurs qui dialoguent, si naturellement inséparables à l'écran, font l'objet dans la lecture d'un réassemblage, d'une synchronisation a posteriori qui est une opération complexe de l'esprit, et qui d'ailleurs, ici, contrairement à ce qui passe pour la description, fait que le roman cède le pas au film pour tout ce qui concerne l'efficacité dramatique.    Quand je vois se dérouler sur l'écran une histoire que j'ai connue d'abord par la lecture, ce qui m'apparaît le plus clairement, c'est que les images, contrairement à celles qui naissent des mots et des phrases, n'y sont jamais affectées de coefficients de valeur ou d'intensité : cadrées et circonscrites par l'écran, de façon à ce que les rayons lumineux qu'elles émettent frappent l'œil à peu près à la perpendiculaire, la règle qui préside à leur distribution sensorielle est strictement égalitaire. Il suffît, pour cerner cette singularité, d'imaginer au cinéma où, à côté de la scène qui se déroule au droit du champ optique, d'autres scènes ou d'autres paysages, voisins ou différents, seraient perçus vaguement et simultanément à la dérobée ou en profil perdu, du seul coin de l'œil — tantôt anticipant sur l'avenir, tantôt revenant vers le passé, et toujours nuançant, colorant, contestant, neutralisant ou renforçant les scènes qui se jouent sur le seul écran prioritaire. Ce domaine des marges, distraitement mais efficacement perçues, ce domaine du coin de l'œil, c'est — pour compenser d'autres infériorités, telles que la moindre efficacité dramatique directe, le moindre sentiment de présence, le flou élastique propre aux images qui naissent de la littérature — presque toute la supériorité de la fiction écrite. L'écran ne connaît ni le signe plus ni le signe moins, il ne se sert que gauchement, par des ruptures de plans brutales, du signe ailleurs, et il est beaucoup plus malhabile que la littérature à affecter les images qu'il déroule du signe de l'infini.    Julien Gracq, En lisant, en écrivant, (José Corti, 1981, p. 237-241).    Vous ferez d'abord de ce texte, à votre gré, un résumé (en suivant le fil du texte) ou une analyse (en reconstituant la structure logique de la pensée, c'est-à-dire, en mettant en relief l'idée principale et les rapports qu'entretiennent avec elle les idées secondaires).    Dans une seconde partie, que vous intitulerez discussion, vous dégagerez du texte un problème qui offre une réelle consistance et qui vous aura intéressé.    Vous en préciserez les éléments et vous exposerez vos vues personnelles sous la forme d'une argumentation ordonnée, étayée par des exemples précis empruntés à votre expérience personnelle et à votre culture, au sens le plus large du terme.

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