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La peur (1762). ROUSSEAU - (Émile, liv. II.)

Publié le 20/06/2011

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rousseau

Rousseau recommande aux parents et aux maîtres d'habituer l'enfant à triompher des impressions nerveuses que lui causent la solitude et les ténèbres. Il rappelle à ce sujet une anecdote personnelle. — A considérer en elle-même cette petite narration, on en remarquera la disposition très savante : 1° les circonstances qui d'avance doivent intéresser le lecteur à l'expédition de Rousseau; 2° l'expédition même : départ, première tentative, seconde tentative, faux dénouement; 3° pourquoi Rousseau sent tomber sa frayeur; troisième tentative, racontée en un style rapide, pour marquer la décision et le sang-froid de l'enfant; 4° dénouement réel en trois lignes, d'un style haletant, qui donne l'illusion du vrai.

 

J'étais à la campagne en pension chez un ministre appelé M. Lambercier. J'avais pour camarade un cousin plus riche que moi, et qu'on traitait en héritier, tandis qu'éloigné de mon père, je n'étais qu'un pauvre orphelin. Mon grand cousin Bernard était singulièrement poltron, surtout la nuit. Je me moquais tant de sa frayeur, que M. Lambercier, ennuyé de mes vanteries, voulut mettre mon courage à l'épreuve. Un soir d'automne qu'il faisait très obscur, il me donna la clef du temple, et me dit d'aller chercher dans la chaire la Bible qu'on y avait laissée. Il ajouta, pour me piquer d'honneur, quelques mots qui me mirent dans l'impuissance de reculer. Je partis sans lumière : si j'en avais eu, ç'aurait peut-être été pis encore. Il fallait passer par le cimetière; je le traversai gaillardement, car tant que je me sentais en plein air, je n'eus jamais de frayeurs nocturnes. En ouvrant la porte, j'entendis à la voûte un certain retentissement que je crus ressembler à des voix, et qui commença d'ébranler ma fermeté romaine (I). La porte ouverte, je voulus entrer; mais à peine eus-je fait quelques pas, que je m'arrêtai. En apercevant l'obscurité profonde qui régnait dans ce vaste lieu, je fus saisi d'une terreur qui me fit dresser les cheveux. Je rétrograde, je sors, je me mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour un petit chien nommé Sultan, dont les caresses me rassurèrent. Honteux de ma frayeur, je revins sur mes pas, tâchant pourtant d'emmener avec moi Sultan, qui ne voulut pas me suivre. Je franchis brusquement la porte, j'entre dans l'église. A peine y fus-je rentré que la frayeur me reprit, mais si fortement que je perdis la tête; et, quoique la chaire fût à droite et que je le susse très bien, ayant tourné sans m'en apercevoir, je la cherchai longtemps à gauche. Je m'embarrassai dans les bancs, je ne savais plus où j'étais; et, ne pouvant trouver ni la chaire ni la porte, je tombai dans un bouleversement inexprimable. Enfin j'aperçois la porte, je viens à bout de sortir du temple, et je m'en éloigne comme la première fois, bien résolu de n'y jamais rentrer seul qu'en plein jour. Je reviens jusqu'à la maison; prêt à entrer, je distingue la voix de M. Lambercier à de grands éclats de rire; je les prends pour moi d'avance; et, confus de m'y voir exposé, j'hésite à ouvrir la porte. Dans cet intervalle, j'entends Mile Lambercier s'inquiéter de moi, dire à la servante de prendre la lanterne, et M. Lambercier se disposer à me venir chercher, escorté de mon intrépide cousin, auquel ensuite on n'aurait pas manqué de faire tout l'honneur de l'expédition. A l'instant, toutes mes frayeurs cessent, et ne me laissent que celle d'être surpris dans ma fuite. Je cours, je vole au temple; sans m'égarer, sans tâtonner, j'arrive à la chaire, j'y monte, je prends la Bible, je m'élance en bas; dans trois sauts, je suis hors du temple, dont j'oubliai même de fermer la porte; j'entre dans la chambre hors d'haleine, je jette la Bible sur la table, , effaré, mais palpitant d'aise d'avoir prévenu le secours qui m'était destiné.

(Émile, liv. II.)

QUESTIONS D'EXAMEN

I. — L'ensemble. — Une narration, dans laquelle J.-J. Rousseau rappelle un souvenir de sa jeunesse. — En quoi consiste l'action, dans cette narration? Quel en est le dénouement? Que vous paraît avoir voulu montrer Rousseau dans ce récit? (Voir de quel ouvrage cette page est tirée); Quels sentiments a éprouvés l'enfant au cours de son expédition? Grâce à quelles circonstances a-t-il pu triompher de sa frayeur? Quel intérêt prenez-vous à la lecture de ce récit?

II. — L'analyse du morceau. — Distinguez les différentes parties de cette narration : a) Raison qui pousse M. Lambercier à mettre à l'épreuve le courage du jeune Rousseau; b) L'expédition; — première tentative (insuccès), — deuxième tentative (nouvel insuccès), — troisième tentative (victoire) ; — c) Le dénouement); Essayez de faire ressortir l'art avec lequel est composée cette narration; Quels mots avait pu dire M. Lambercier au jeune Rousseau pour que ce dernier ne fût pas tenté de reculer? Que fallait-il traverser pour arriver au temple? Qu'entendit Rousseau en ouvrant la porte du temple? Pourquoi, lors de la deuxième tentative, voulut-il emmener Sultan avec lui? Quelles voix distingua-t-il en arrivant près de la maison? Que se produisit-il en lui à ce moment-là?

III. — Le style; — les expressions. — Montrez que le style est bien approprié aux situations dans lesquelles se trouve le héros du récit (phrases coupées, haletantes, rendant bien la frayeur de l'enfant et la précipitation avec laquelle il agit : Je rétrograde, je sors, je me mets à juin tout tremblant.... J'arrive à la chaire, j'y monte, je prends la Bible, je m'élance en bas...); J.-J. Rousseau n'est-il pas ainsi un peintre? Ne nous donne-t-il pas l'illusion de la réalité ? (à développer) ; Indiquez quelques expressions pittoresques (Je fus saisi d'une frayeur qui me fit dresser les cheveux.... J e vole au temple...) ; Quel est le sens des expressions suivantes : pour me piquer d'honneur, — je le traversai gaillardement, je rétrograde? IV. — La grammaire. — Indiquez la composition des mots rétrograde, — inexprimable; Quels sont les verbes employés dans la phrase commençant par : A peine y fus-je entré...? (se alinéa); — à quel temps et à quel mode est chacun d'eux? Distinguez les propositions contenues dans cette même phrase.

Rédaction. — Aves-vous éprouvé des frayeurs, la nuit, au milieu des ténèbres? — Dans quelles circonstances ces frayeurs ont-elles été les plus vives? — Comment avez-vous pu vaincre votre peur des ténèbres?

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