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Plan de vie pour un homme riche (1762). (Émile, livre IV.) ROUSSEAU

Publié le 20/06/2011

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Rousseau attribue à l'excès de civilisation les maux de l'humanité. Que veut-il donc substituer à la vie luxueuse et artificielle de son siècle? il nous le dit dans plusieurs passages de son Écule, et particulièrement dans celui-ci, chef-d'œuvre d'inspiration et de pittoresque. — Les élèves y devront remarquer : 1° la composition générale : une succession de tableaux, dont chacun a ses lignes, ses figures, ses couleurs; 2° dans chaque tableau pris séparément, l'harmonie parfaite de tous les détails; 3° à travers ces descriptions, les réflexions du moraliste el les boutades du satirique.

 

(Si j'étais riche), je n'irais pas me bâtir une ville en campagne et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts ; et, quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gaie que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie, une étable avec des vaches, pour avoir du laitage, que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté. Là je rassemblerais une société, plus choisie que nombreuse, d'amis aimant le plaisir et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là tous les airs de la ville seraient oubliés, et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance ; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre, quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aunes et de coudriers ; une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaise; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui : de cette familiarité cordiale et modérée naîtrait sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les coeurs. Point d'importun laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un oeil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, les outils sur l'épaule, je lui réjouirais le coeur par quelques bons propos, par quelques coups de vin qui lui feraient porter plus gaîment sa misère; et moi, j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret : « Je suis encore homme. « Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j'y serais des premiers avec ma troupe. Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, et qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaîment au bout de leur longue table; j'y ferais chorus (3) au refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange de meilleur coeur qu'au bal de l'Opéra.

(Émile, livre IV.)

QUESTIONS D'EXAMEN

I. — L'ensemble. — Description de la demeure champêtre rêvée par J.-J. Rousseau. — 1° Quelle est l'idée dominante dans ce morceau? (Vivons au milieu de la nature; ayons des goûts — Réaction contre la vie luxueuse et artificielle, au xviiie siècle); 2° Que dit Rousseau des femmes qu'il admettrait dans sa société, des airs de la ville, des repas, des laquais? 3° Montrez que les différentes parties du morceau concourent bien au développement de l'idée générale; 40 Le genre de vie décrit par Rousseau vous paraît-il séduisant? (en dire les raisons).

II. — L'analyse du morceau. — 1° La description étudiée comprend une succession de tableaux : distinguez-les : a) La maison; b) La bassecour, le jardin potager, le verger; c) Une société choisie; d) Les repas, la salle à manger; c) La fête champêtre); 2° Faites une étude attentive du premier tableau : la maison; indiquez-en les traits caractéristiques (son agréable situation, ...,); 3° Montrez, dans chacun des tableaux, pris isolément, la parfaite harmonie des détails; 4° Quelle impression vous laisse cet ensemble de tableaux? 5° Indiquez quelques-unes des réflexions et des boutades dont l'auteur accompagne ses descriptions.

III. — Le style; — les expressions. — On a dit de J.-j. Rousseau qu'il est un écrivain entraînant et séduisant : essayez de le montrer par l'étude de ce morceau; Indiquez, d'après cette étude, l'une de ses facultés maîtresses; Faites remarquer qu'il a le don du coloris (Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée...); Son style, en outre, n'est-il pas rythmé et en quelque sorte musical? (lire à mi-voix le morceau; relever les passages qui flattent agréablement l'oreille... J'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts.... J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger....) Commentez la phrase : Nous serions nos valets pour être nos maîtres; Quel est le sens des expressions : gens en haleine, familiarité cordiale? Quelle différence y a-t-il entre un Potager et un verger?

IV. — La grammaire. — Indiquez le contraire de chacun des mots suivants : prodigalité, abondance, délicatesse; A quel temps sont les verbes employés dans ce morceau? Distinguez les propositions contenues dans la première phrase : Si j'étais riche...; nature de chacune d'elles; Indiquez les compléments des verbes bâtir et mettre (même phrase).

Rédaction. -- Décrivez la maison de vos rêves.

 

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