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Le "Cogito" masochiste de SARTRE

Publié le 03/04/2011

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sartre

Je nous ai vus, étayant nos deux néants l'un par l'autre; et, pour la première fois, j'ai ri de ce monde profond et comblé qui brûle tout; puis je suis retombé dans une sorte d'indifférence assez noire, d'autant que le sacrifice que j'avais fait en ce même mois de juin et qui m'apparaissait alors comme une expiation douloureuse, s'était révélé à la longue comme « horriblement « supportable... C'est alors que m'est échue la chance la plus improbable et la plus folle : Dieu me voit, Mathieu, je le sens, je le sais... Tu as certainement éprouvé, en métro, ou dans le foyer d'un théâtre, en wagon, l'impression soudaine d'être épié par derrière. Tu te retournes, mais déjà le curieux a plongé le nez dans son livre; tu ne peux arriver à savoir qui t'observait. Tu retournes à ta position première, mais tu sais que l'inconnu vient de relever les yeux, tu le sens à un léger fourmillement de tout ton dos, comparable à un resserrement violent et rapide de tous tes tissus. Eh bien ! Voilà ce que j'ai ressenti le 26 septembre, à 3 heures de l'après-midi, dans le parc de l'hôtel. Et il n'y avait personne, entends-tu, personne. Mais le regard était là. Comprends-moi bien; je ne l'ai pas saisi comme on happe au passage un profil, un front ou des yeux, car son caractère propre, c'est d'être insaisissable. Seulement je me suis resserré, rassemblé, j'étais à la fois transpercé et opaque, j'existais, en présence d'un regard. Depuis, je n'ai pas cessé d'être devant témoin. Devant témoin, même dans ma chambre close; quelquefois, la conscience d'être traversé par ce glaive, de dormir devant témoin, me réveillait en sursaut. Pour tout dire, j'ai presque complètement perdu le sommeil. Quelle découverte ! On me voyait ! Je m'agitais pour me connaître, je croyais m'écouler par tous les bouts, je réclamais ton intercession bienveillante et, pendant ce temps-là, on me voyait, le regard était là, inaltérable, un invisible acier. Et toi aussi, rieur incrédule, on te voit. Mais tu ne le sais pas. Te dire ce qu'est le regard me sera bien facile, car il n'est RIEN, c'est une absence; tiens, imagine la nuit la plus obscure. C'est la nuit qui te regarde. Mais une nuit éblouissante, la nuit en pleine lumière, la nuit secrète du jour. Je ruisselle de lumière noire, il y en a partout sur mes mains, sur mes yeux, sur mon cœur, et je ne la vois pas. Crois bien que ce viol perpétuel m'a d'abord été odieux; tu sais que mon plus ancien rêve, c'était d'être invisible, j'ai cent fois souhaité de ne laisser aucune trace ni sur terre, ni dans les cœurs. Quelle angoisse de découvrir soudain ce regard comme un milieu universel d'où je ne puis m'évader. Mais quel repos aussi ! Je sais enfin que je suis, je transforme à mon usage, et pour ta plus grande indignation, le mot imbécile et criminel de votre prophète, ce «je pense, donc je suis «, qui m'a tant fait souffrir (car plus je pensais, moins je semblais être); et je dis « on me voit, donc je suis «. Je n'ai plus à supporter la responsabilité de mon écoulement pâteux; celui qui me voit me fait être, je suis comme il me voit. Je tourne vers la nuit ma face nocturne et éternelle, je me dresse comme un défi, je dis à Dieu : me voilà, me voilà tel que vous me voyez, tel que je suis. Qu'y puis-je, vous me connaissez, et je ne me connais pas. Qu'ai-je à faire sinon à me supporter ? Et vous, dont le regard me suit éternellement, supportez-moi. Quelle joie, quel supplice, je suis enfin changé en moi-même ! On me hait, on me méprise, on me supporte, une présence me soutient à l'être pour toujours. Je suis infini, et infiniment coupable. Mais je suis, je suis. Devant Dieu et devant les hommes, je suis : « ecce homo «.    J.-P. SARTRE (Le Sursis). Édition Gallimard

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