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Le journaliste Jean Daniel parle de son métier

Publié le 08/03/2011

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   Je n'ai jamais personnellement éprouvé, au moment d'écrire, ce sentiment de puissance qui transforme, paraît-il, certains journalistes politiques en hommes d'action. L'écriture est une telle servitude, elle réclame une telle concentration, on y procède dans notre métier dans une telle fièvre et un tel tourment, que je ne vois pas comment le sentiment de puissance pourrait s'y loger. Ensuite, après la publication, il arrive, il m est arrivé, de m'ém îrveiller des réactions, d'ailleurs bonnes ou mauvaises, qu'un article, un simple article de journal pouvait susciter. Mais sur ce plan, je veux dire celui de la grande audience, nous autres, collaborateurs de la presse écrite, sommes contraints à la modestie. La moindre allocution à la radio, le plus bref passage à la télévision ont fait pour ma notoriété mille fois plus que des quantités d'édi-toriaux. En profondeur, c'est différent et c'est plus réconfortant. Au cours de mes conférences, il arrive qu'un jeune homme me cite un propos dont je ne me souviens pas, une analyse ancienne ou, mieux encore, une idée à laquelle j'accordais de l'importance en secret. Alors là, il ne s'agit pas de pouvoir, mais de prolongement d'harmoniques en l'autre... De quoi vérifier aussi, que par accident, par aventure, le journalisme échappe à la fatalité de l'éphémère.    C'est que deux choses ont toujours paru caractériser l'écriture: la solitude — écrire est une entreprise solitaire, on est seul au monde devant une page — et en même temps la distance. C'est-à-dire qu'à partir d'événements où l'on entreprend de restituer un fait, de traduire une idée, on rentre en soi pour retrouver ce fait et cette idée, mais, curieusement, en s'éloignant d'eux. C'est une impression qui m'a toujours paru mystérieuse: une intimité de la séparation et de la distance. Bref, éprouvant dans l'écriture cette solitude, cette distance, cet effort, mais aussi bien sûr, d'un point de vue purement artisanal et technique, parfois, ce plaisir, j'ai toujours été stupéfait de voir que chez d'autres s'y surajoutait le sentiment du pouvoir. Je peux mieux comprendre en revanche le sentiment de la création. J'ai des souvenirs précis. Camus faisait devant moi des articles avec les soins et parfois l'exaltation retenue du créateur. Michel Cournot aussi, qui corrige et corrige sans cesse; et Clavel qui déclame et qui chante ses phrases dès qu'il les a écrites, pour éprouver les fautes de rythme, dit-il. Pour eux, il n'est pas de différence entre un article et une œuvre d'art...    A vrai dire, sauf encore une fois dans les grands reportages quand j'y reviens ou quand je me permets — rarement — de transformer mes édi-toriaux 1 en une sorte de journal intime, je suis enclin, aujourd'hui, à associer l'écriture davantage à la responsabilité qu'au pouvoir. C'est un fait que notre journal et certains d'entre nous occupent dans le monde une position « morale «, une position telle en tout cas qu'on sollicite, réclame et même exige de nous à chaque instant une protestation, une condamnation, la relation d'un manquement à la justice, à la liberté, on dit aujourd'hui aux droits de l'homme. Vous pouvez être présent partout, avoir l'impression qu'aucun conflit ou aucune pratique de la torture par exemple ne vous a échappé, il se trouve toujours quelqu'un pour vous accuser — amicalement ou non — d'avoir oublié le cas de son peuple, ou le sien propre, et interpréter cet oubli de manière accablante. Le nombre de négligences techniques auxquelles on a prêté une intention ténébreuse, qu'on a expliqué comme une sombre machination préparée de longue date, ce nombre est stupéfiant.    Que devient, dans de telles conditions, l'écriture journalistique, la responsabilité, le pouvoir? Dans les voies où je m'aventure, celles où j'ai à formuler, malgré moi, un jugement sur l'univers politique ou sur l'actualité humaine, je prétends connaître de moins en moins de choses et je tente de ne pas ajouter aux malheurs du monde. Mais il est vrai qu'à l'époque de la violence, parce que j'ai su et sais encore ce que peut signifier concrètement la violence, je n'ai pas envie de dire n'importe quoi n'importe comment. Il y a des choses que je me suis juré de ne plus faire; des vérités que je me suis promis de ne plus taire.    Jean Daniel, L'ère des ruptures, 1979.    Dans un premier temps, le candidat fera de ce texte un résumé ou une analyse (à préciser sur la copie).    Dans un second temps, le candidat choisira un problème étudié ou abordé dans le texte auquel il attache un intérêt particulier; il en précisera les données et exposera en les justifiant ses propres vues sur la question (ce second exercice sera précédé du titre: «Discussion«).    1. Éditorial: article important qui exprime les idées de la direction.   

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