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Lesage - Histoire de Gil Bias de Santillane

Publié le 03/03/2011

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histoire

Sur le chemin de l'université de Salamanque, le jeune Gil Blas rencontre une troupe de voleurs. Leur chef \ Rolandof raconte sa vie et analyse son éducation. Mon père m'enseignait mille sortes de jeux. Je connaissais parfaitement les cartes, je savais jouer aux dés, et mon grand-père m'apprenait des romances sur les expéditions militaires où il s'était trouvé. Il me chantait tous les jours les mêmes 5 couplets; et, lorsque, après avoir répété pendant trois mois dix ou douze vers, je venais à les réciter sans faute, mes parents admiraient ma mémoire. Ils ne paraissaient pas moins contents de mon esprit, quand, profitant de la liberté que j'avais de tout dire, j'interrompais leur entretien pour 10 parler à tort et à travers. Ah ! qu'il est joli ! s'écriait mon père, en me regardant avec des yeux charmés. Ma mère m'accablait aussitôt de caresses, et mon grand-père en pleurait de joie. Je faisais aussi devant eux impunément les actions les plus indécentes1. Ils me pardonnaient tout. Ils 15 m'adoraient. Cependant, j'entrais déjà dans ma douzième année, et je n'avais point encore eu de maître. On m'en donna un. Mais il reçut en même temps des ordres précis de m'enseigner sans en venir aux voies de fait. On lui permit seulement de me menacer quelquefois pour m'inspirer un peu 20 de crainte. Cette permission ne fut pas fort salutaire; car, ou je me moquais des menaces de mon précepteur, ou bien, les larmes aux yeux, j'allais m'en plaindre à ma mère ou à mon aïeul, et je leur disais qu'il m'avait maltraité. Le pauvre diable avait beau venir me démentir, il passait pour un brutal, et l'on 25 me croyait toujours plutôt que lui. Il arriva même un jour que je m'égratignai moi-même. Puis je me mis à crier comme si l'on m'eût écorché. Ma mère accourut et chassa le maître sur-le-champ, quoiqu'il protestât et prît le ciel à témoin qu'il ne m'avait pas touché. 30 Je me défis de tous mes précepteurs, jusqu'à ce qu'il vint s'en présenter un tel qu'il me le fallait. C'était un bachelier d'Alcala2. L'excellent maître pour un enfant de famille! Il aimait les femmes, le jeu et le cabaret. Je ne pouvais être en meilleures mains. Il s'attacha d'abord à gagner mon esprit 35 par la douceur. Il y réussit, et par là se fit aimer de mes parents, qui m'abandonnèrent à sa conduite. Ils n'eurent pas sujet de s'en repentir. Il me perfectionna de bonne heure dans la science du monde. A force de me mener avec lui dans tous les lieux qu'il aimait, il m'en inspira si bien le goût, qu'au latin 40 près je devins un garçon universel. Dès qu'il vit que je n'avais plus besoin de ses préceptes, il alla les offrir ailleurs. Si dans mon enfance j'avais vécu au logis fort librement, ce fut bien autre chose quand je commençai à devenir maître de mes actions. Je me moquais à tout moment de mon père et de 45 ma mère. Ils ne faisaient que rire de mes saillies; et plus elles étaient vives, plus ils les trouvaient agréables. Cependant je faisais toutes sortes de débauches avec des jeunes gens de mon humeur3 ; et comme nos parents ne nous donnaient pas assez d'argent pour continuer une vie si délicieuse, chacun 50 dérobait chez lui ce qu'il pouvait prendre; et, cela ne suffisant point encore, nous commençâmes à voler la nuit. Malheureusement le corrégidor4 apprit de nos nouvelles. Il voulut nous faire arrêter; mais on nous avertit de son mauvais dessein. Nous eûmes recours à la fuite et nous nous 55 mîmes à exploiter sur les grands chemins. Depuis ce temps-là, messieurs, Dieu m'a fait la grâce de vieillir dans la profession, malgré les périls qui y sont attachés. Histoire de Cil Blas de Santillane, I

1. Inconvenantes. - 2. Ville située à 30 kilomètres environ au nord de Madrid. -  3. Caractère. — 4. Officier de justice espagnol.

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