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Liberté, libertés (1976), ouvrage collectif

Publié le 10/03/2011

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Il n'y a pas de libertés dans l'ignorance. Nous naissons analphabètes. C'est seulement en brisant ce carcan que nous acquérons la possibilité de déchiffrer ce qui nous entoure. La possession d'une technique - soigner une terre, construire un bateau, aménager un logement, fabriquer un vaccin - n'est pas donnée d'un coup. Elle s'apprend, comme on apprend à écouter, à s'exprimer, à lutter, à juger, à créer. Sans cet apprentissage, sans ce savoir, l'homme est sans pouvoir, physiquement, psychologiquement. (...)    Mais l'un des paradoxes du savoir est qu'il peut être aussi bien accoucheur que fossoyeur des libertés. Or, aujourd'hui, par bien des côtés, le savoir que dispense notre société transmet la domination autant que la libération.    Prolongeant et renforçant la division sociale du travail qu'organise l'univers marchand, le savoir en effet divise, isole. Il sépare les publics: à l'orchestre les intellectuels, au poulailler les manuels (1); ici les professionnels du savoir, là les simples consommateurs. Il cloisonne les lieux: la classe, l'atelier, le champ. Il divise les temps : celui de l'éducation (la jeunesse), de l'application du savoir (l'âge adulte), du rejet (la vieillesse). Le savoir organise la séparation des mondes : d'un côté, l'univers des connaissances, de l'autre, la « vie réelle «. Et à chaque coupure nouvelle, s'éloignent davantage les libertés.    En même temps, le savoir actuel parvient mal à former sans conformer. Conformer à un modèle d'homme qui jongle avec les équations et se blesse avec un marteau, qui sait tout lire, tout dire, et peu fabriquer. Un savoir de chiffres et de sigles, donnant à l'homme le moyen de communiquer avec la machine, et non avec les hommes. Le savoir soumet aussi à la hiérarchie, dans un univers de « sachants « rangés en bastilles redoutables par ordre de discipline, de durée d'études, de « mérite «, selon un ordonnancement qui apprend à chacun son rang, condamnant les uns au triomphe et les autres, la majorité, à l'échec.    Les sciences même partagent cette double puissance : esclavage et libération. Certes, elles forment un appui solide dans le combat pour les libertés. Toute libération est lutte contre la méconnaissance. Les sciences sont recherche, enseignement, production de solutions. Elles facilitent nos travaux et nos jours, clarifient notre monde, aident à guérir la maladie et à lutter contre la mort. Elles sont une conquête progressive sur la nécessité. Il est donc hors de question de les délaisser, ces sciences pour lesquelles nos pères ont lutté, et qui, contre-pouvoir d'une société d'ignorance, portent une grande partie de nos espoirs.    Mais (...) elles préparent aussi de plus en plus des instruments de domination et de destruction qui mettent en péril nos libertés. Physique nucléaire, mais aussi informatique, biologie, génétique, psychiatrie, voire mathématiques, participent à cette menace. Notre espace est en danger. Notre histoire est en danger. Et l'angoisse née de ces risques est aussi un moyen d'asservir les peuples et de réduire les libertés.    Ce constat d'un savoir, d'une science aux fonctions contradictoires, à la fois instruments de domination et facteurs d'émancipation, sur quoi débouche-t-il? Sur une évidence. Sur une mise en garde. Sur une espérance.    A l'évidence, la détention et l'utilisation du savoir sont, comme telles, une source de pouvoir. D'où l'importance politique essentielle des questions de l'éducation et de l'informatique. De même, les sciences produisent un ordre, constituent une puissance, forment un pouvoir. A l'évidence aussi, elles ne sont pas indépendantes du système social environnant. Même sous ses formes les plus abstraites, le savoir dépend du langage et de la conception du monde dans lesquels il s'exprime, des rivalités intellectuelles, des luttes sociales. Mobilisant et influençant des intérêts décisifs, il n'est ni indépendant, ni neutre.    Dans ces conditions, il serait illusoire de penser sauvegarder ou développer les libertés sans nous préoccuper de l'évolution des connaissances. Nous ne pouvons nous passer des sciences sans risques de mort, mais nous ne pouvons non plus laisser faire celles qui travaillent à notre mort. Le savoir, l'information sont aujourd'hui l'instrument de notre liberté et, en même temps, ils la menacent. Il faut les interroger.    Liberté, libertés (1976), ouvrage collectif      (1) : « orchestre «, « poulailler « : bonnes et mauvaises places dans un théâtre.

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