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L'Orco écoutait avec une attention religieuse toutes les paroles de cette bouche éloquente qui se plaisait à l'instruire, et, de moment en moment, reconnaissait combien peu il avait compris auparavant cet ensemble d'oeuvres qui lui avaient semblé si faciles à comprendre.

Publié le 11/04/2014

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L'Orco écoutait avec une attention religieuse toutes les paroles de cette bouche éloquente qui se plaisait à l'instruire, et, de moment en moment, reconnaissait combien peu il avait compris auparavant cet ensemble d'oeuvres qui lui avaient semblé si faciles à comprendre. Quand elle finit, les lueurs du matin, pénétrant à travers les vitraux, faisaient pâlir la lueur des cierges. Quoiqu'elle eût parlé plusieurs heures et qu'elle ne se fût pas assise un instant pendant toute la nuit, ni sa voix ni son corps ne trahissaient aucune fatigue. Seulement sa tête s'était penchée sur son sein, qui battait avec violence, et semblait écouter les soupirs qui s'en exhalaient. Tout à coup elle redressa la tête, et, levant ses deux bras au ciel, elle s'écria: «Ô servitude! servitude!» À ces paroles, des larmes roulant de dessous son masque allèrent tomber sur les plis de sa robe noire. «Pourquoi pleurez-vous? s'écria Franz en s'approchant d'elle. --À demain, lui répondit-elle. À minuit, devant l'Arsenal.» Et elle sortit par la porte latérale de gauche, qui se referma lourdement. Au même moment l'Angélus sonna. Franz, saisi par le bruit inattendu de la cloche, se retourna, et vit que tous les cierges étaient éteints. Il resta quelque temps immobile de surprise; puis il sortit de l'église par la grande porte, que les sacristains venaient d'ouvrir, et s'en retourna lentement chez lui, cherchant à deviner quelle pouvait être cette femme si hardie, si artiste, si puissante, si pleine de charme dans ses paroles et de majesté dans sa démarche. Le lendemain, à minuit, le comte était devant l'Arsenal. Il y trouva le masque, qui l'attendait comme la veille, et qui, sans lui rien dire, se mit à marcher rapidement devant lui. Franz le suivit comme les deux nuits précédentes. Arrivé devant une des portes latérales de droite, le masque s'arrêta, introduisit dans la serrure une clef d'or que Franz vit briller aux rayons de la lune, ouvrit sans faire aucun bruit, et entra la première, en faisant signe à Franz d'entrer après elle. Celui-ci hésita un instant. Pénétrer la nuit dans l'Arsenal, à l'aide d'une fausse clef, c'était s'exposer à passer devant un conseil de guerre, si l'on était découvert; et il était presque impossible de ne pas l'être dans un endroit peuplé de sentinelles. Mais, en voyant le masque s'apprêter à refermer la porte devant lui, il se décida tout d'un coup à poursuivre l'aventure jusqu'au bout, et entra. La femme masquée lui fit traverser d'abord plusieurs cours, ensuite des corridors et des galeries, dont elle ouvrait toutes les portes avec sa clef d'or, et finit par l'introduire dans de vastes salles remplies d'armes de tout genre et de tout temps, qui avaient servi dans les guerres de la république, soit à ses défenseurs, soit à ses ennemis. Ces salles se trouvaient éclairées par des fanaux de galères, placés à égales distances entre les trophées. Elle montra au comte les armes les plus curieuses et les plus célèbres, lui disant le nom de ceux à qui elles avaient appartenu, et celui des combats où elles avaient été employées, lui racontant en détail les exploits dont elles avaient été les instruments. Elle fit revivre ainsi aux yeux de Franz toute l'histoire de Venise. Après avoir visité les quatre salles consacrées à cette exposition, elle l'emmena dans une dernière, plus vaste que toutes les autres et éclairée comme elles, où se trouvaient des bois de construction, des débris de navires de différentes grandeurs et de différentes formes, et des parties entières du dernier Bucentaure. Elle apprit a son compagnon la propriété de tous les bois, l'usage des navires, l'époque à laquelle ils avaient été construits, et le nom des expéditions dont ils avaient fait partie; puis, lui montrant la galerie du Bucentaure: «Voilà, lui dit-elle d'une voix profondément triste, les restes d'une royauté passée. C'est là le dernier navire qui ait mené le doge épouser la mer. Maintenant Venise est esclave, et les esclaves ne se marient point. Ô servitude! ô servitude! Comme la veille, elle sortit après avoir prononcé ces paroles, mais emmenant cette fois à sa suite le comte, qui ne pouvait sans danger rester à l'Arsenal. Ils s'en retournèrent de la même manière qu'ils étaient venus, et franchirent la dernière porte sans avoir rencontré personne. Arrivés sur la place, ils prirent un nouveau rendez-vous pour lendemain, et se séparèrent. L'Orco 5 L'Orco Le lendemain et tous les jours suivants, elle mena Franz dans les principaux monuments de la ville, l'introduisant partout avec une incompréhensible facilité, lui expliquant avec une admirable clarté tout ce qui se présentait à leurs yeux, déployant devant lui de merveilleux trésors d'intelligence et de sensibilité. Celui-ci ne savait lequel admirer le plus, d'un esprit qui comprenait si profondément toutes choses, ou d'un coeur qui mêlait à toutes ses pensées de si beaux élans de sensibilité. Ce qui n'avait d'abord été chez lui qu'une fantaisie se changea bientôt en un sentiment réel et profond. C'était la curiosité qui l'avait porté à nouer connaissance avec le masque, et l'étonnement qui l'avait fait continuer. Mais ensuite l'habitude qu'il avait prise de le voir toutes les nuits devint pour lui une véritable nécessité. Quoique les paroles de l'inconnue fussent toujours graves et souvent tristes, Franz y trouvait un charme indéfinissable qui l'attachait à elle de plus en plus, et il n'eût pu s'endormir, au lever du jour, s'il n'avait, la nuit, entendu ses soupirs et vu couler ses larmes. Il avait pour la grandeur et les souffrances qu'il soupçonnait en elle un respect si sincère et si profond, qu'il n'avait encore osé la prier ni d'ôter son masque, ni de lui dire son nom. Comme elle ne lui avait pas demandé le sien, il eût rougi de se montrer plus curieux et plus indiscret qu'elle, et il était résolu à tout attendre de son bon plaisir, et rien de sa propre importunité. Elle sembla comprendre la délicatesse de sa conduite et lui en savoir gré; car, à chaque entrevue, elle lui témoigna plus de confiance et de sympathie. Quoiqu'il n'eût pas été prononcé entre eux un seul mol d'amour, Franz eut donc lieu de croire qu'elle connaissait sa passion et se sentait disposée à la partager. Ses espérances suffisaient presque à son bonheur; et quand il se sentait un désir plus vif de connaître celle qu'il nommait déjà intérieurement sa maîtresse, son imagination, frappée et comme rassurée par le merveilleux qui l'entourait, la lui peignait si parfaite et si belle, qu'il redoutait en quelque sorte le moment où elle se dévoilerait à lui. Une nuit qu'ils erraient ensemble sous les colonnades de Saint-Marc, la femme masquée fit arrêter Franz devant un tableau qui représentait une fille agenouillée devant le saint patron de la basilique et de la ville. «Que dites-vous de cette femme? lui dit-elle après lui avoir laissé le temps de la bien examiner. --C'est, répondit-il, la plus merveilleuse beauté que l'on puisse, non pas voir, mais imaginer. L'âme inspirée de l'artiste a pu nous en donner la divine image, mais le modèle n'en peut exister qu'aux cieux.» La femme masquée serra fortement la main de Franz. «Moi, reprit-elle, je ne connais pas de visage plus beau que celui du glorieux saint Marc, et je ne saurais aimer d'autre homme que celui qui en est la vivante image.» En entendant ces mots, Franz pâlit et chancela comme frappé de vertige. Il venait de reconnaître que le visage du saint offrait avec le sien la plus exacte ressemblance. Il tomba à genoux devant l'inconnue, et, lui saisissant la main, la baigna de ses larmes, sans pouvoir prononcer une parole. «Je sais maintenant que tu m'appartiens, lui dit-elle d'une voix émue, et que tu es digne de me connaître et de me posséder. À demain, au bal du palais Servilio.» Puis elle le quitta comme les autres fois, mais sans prononcer les paroles, pour ainsi dire sacramentelles, qui terminaient ses entretiens de chaque nuit. Franz, ivre de joie, erra tout le jour dans la ville, sans pouvoir s'arrêter nulle part. Il admirait le ciel, souriait aux lagunes, saluait les maisons, et parlait au vent. Tous ceux qui le rencontraient le prenaient pour un fou et le lui montraient par leurs regards. Il s'en apercevait, et riait de la folie de ceux qui raillaient la sienne. Quand ses amis lui demandaient ce qu'il avait fait depuis un mois qu'on ne le voyait plus, il leur répondait: «Je vais être heureux», et passait. Le soir venu, il alla acheter une magnifique écharpe et des épaulettes neuves, rentra chez lui pour s'habiller, mit le plus grand soin à sa toilette, et se rendit ensuite, revêtu de son uniforme, au palais Servilio. L'Orco 6

« Le lendemain et tous les jours suivants, elle mena Franz dans les principaux monuments de la ville, l'introduisant partout avec une incompréhensible facilité, lui expliquant avec une admirable clarté tout ce qui se présentait à leurs yeux, déployant devant lui de merveilleux trésors d'intelligence et de sensibilité.

Celui-ci ne savait lequel admirer le plus, d'un esprit qui comprenait si profondément toutes choses, ou d'un coeur qui mêlait à toutes ses pensées de si beaux élans de sensibilité.

Ce qui n'avait d'abord été chez lui qu'une fantaisie se changea bientôt en un sentiment réel et profond.

C'était la curiosité qui l'avait porté à nouer connaissance avec le masque, et l'étonnement qui l'avait fait continuer.

Mais ensuite l'habitude qu'il avait prise de le voir toutes les nuits devint pour lui une véritable nécessité.

Quoique les paroles de l'inconnue fussent toujours graves et souvent tristes, Franz y trouvait un charme indéfinissable qui l'attachait à elle de plus en plus, et il n'eût pu s'endormir, au lever du jour, s'il n'avait, la nuit, entendu ses soupirs et vu couler ses larmes.

Il avait pour la grandeur et les souffrances qu'il soupçonnait en elle un respect si sincère et si profond, qu'il n'avait encore osé la prier ni d'ôter son masque, ni de lui dire son nom.

Comme elle ne lui avait pas demandé le sien, il eût rougi de se montrer plus curieux et plus indiscret qu'elle, et il était résolu à tout attendre de son bon plaisir, et rien de sa propre importunité.

Elle sembla comprendre la délicatesse de sa conduite et lui en savoir gré; car, à chaque entrevue, elle lui témoigna plus de confiance et de sympathie.

Quoiqu'il n'eût pas été prononcé entre eux un seul mol d'amour, Franz eut donc lieu de croire qu'elle connaissait sa passion et se sentait disposée à la partager.

Ses espérances suffisaient presque à son bonheur; et quand il se sentait un désir plus vif de connaître celle qu'il nommait déjà intérieurement sa maîtresse, son imagination, frappée et comme rassurée par le merveilleux qui l'entourait, la lui peignait si parfaite et si belle, qu'il redoutait en quelque sorte le moment où elle se dévoilerait à lui. Une nuit qu'ils erraient ensemble sous les colonnades de Saint-Marc, la femme masquée fit arrêter Franz devant un tableau qui représentait une fille agenouillée devant le saint patron de la basilique et de la ville. «Que dites-vous de cette femme? lui dit-elle après lui avoir laissé le temps de la bien examiner. —C'est, répondit-il, la plus merveilleuse beauté que l'on puisse, non pas voir, mais imaginer.

L'âme inspirée de l'artiste a pu nous en donner la divine image, mais le modèle n'en peut exister qu'aux cieux.» La femme masquée serra fortement la main de Franz. «Moi, reprit-elle, je ne connais pas de visage plus beau que celui du glorieux saint Marc, et je ne saurais aimer d'autre homme que celui qui en est la vivante image.» En entendant ces mots, Franz pâlit et chancela comme frappé de vertige.

Il venait de reconnaître que le visage du saint offrait avec le sien la plus exacte ressemblance.

Il tomba à genoux devant l'inconnue, et, lui saisissant la main, la baigna de ses larmes, sans pouvoir prononcer une parole. «Je sais maintenant que tu m'appartiens, lui dit-elle d'une voix émue, et que tu es digne de me connaître et de me posséder.

À demain, au bal du palais Servilio.» Puis elle le quitta comme les autres fois, mais sans prononcer les paroles, pour ainsi dire sacramentelles, qui terminaient ses entretiens de chaque nuit.

Franz, ivre de joie, erra tout le jour dans la ville, sans pouvoir s'arrêter nulle part.

Il admirait le ciel, souriait aux lagunes, saluait les maisons, et parlait au vent.

Tous ceux qui le rencontraient le prenaient pour un fou et le lui montraient par leurs regards.

Il s'en apercevait, et riait de la folie de ceux qui raillaient la sienne.

Quand ses amis lui demandaient ce qu'il avait fait depuis un mois qu'on ne le voyait plus, il leur répondait: «Je vais être heureux», et passait.

Le soir venu, il alla acheter une magnifique écharpe et des épaulettes neuves, rentra chez lui pour s'habiller, mit le plus grand soin à sa toilette, et se rendit ensuite, revêtu de son uniforme, au palais Servilio.

L'Orco L'Orco 6. »

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