Devoir de Philosophie

  Mon enfant est mort hier, - c'était aussi ton enfant.

Publié le 30/10/2013

Extrait du document

  Mon enfant est mort hier, - c'était aussi ton enfant. C'était aussi ton enfant, ô mon bien-aimé, l'enfant d'une de ces trois nuits, je te le jure, et l'on ne ment pas dans l'ombre de la mort. C'était notre enfant, je te le jure, car aucun homme ne m'a touchée depuis ces heures où je me suis donnée à toi jusqu'à celles du travail de l'enfantement. Ton contact avait rendu mon corps sacré, à mes yeux : comment aurais-je pu me partager entre toi qui avais été tout pour moi, et d'autres qui pouvaient à peine frôler ma vie ? C'était notre enfant, mon bienaimé, l'enfant de mon amour lucide et de ta tendresse insouciante, prodigue, presque inconsciente, notre enfant, notre fils, notre enfant unique. Mais tu veux savoir maintenant - peut-être effrayé, peut-être juste étonné - maintenant tu veux savoir, ô mon bien-aimé, pourquoi pendant toutes ces longues années je t'ai caché l'existence de cet enfant et pourquoi je te parle de lui aujourd'hui seulement qu'il est là, étendu, dormant dans les ténèbres, dormant à jamais, déjà prêt à partir et à ne revenir plus jamais, plus jamais ! Pourtant, comment aurais-je pu te le dire ? Jamais tu ne m'aurais crue, moi l'étrangère, trop facilement disposée à t'accorder ces trois nuits, moi qui m'étais donnée sans hésitation, avec ardeur même ; jamais tu n'aurais cru que cette femme anonyme rencontrée fugitivement te garderait sa fidélité, à toi l'infidèle, - jamais tu n'aurais reconnu sans méfiance cet enfant comme étant le tien ! Jamais tu n'aurais pu, même si mes dires t'avaient paru vraisemblables, écarter intérieurement le soupçon que j'essayais de t'attribuer, à toi qui étais riche, la paternité 'un enfant qui t'était étranger. Tu m'aurais suspectée, il en serait resté une ombre entre toi et moi, une ombre onfuse et flottante de méfiance. Je ne le voulais pas. Et puis, je te connais ; je te connais si bien qu'à peine te connais-tu toi-même pareillement : je sais qu'il t'eût été pénible, toi qui en amour aimes l'insouciance, la égèreté, le jeu, d'être soudain père, d'avoir soudain la responsabilité d'une destinée. Toi qui ne peux respirer u'en liberté, tu te serais senti lié à moi d'une certaine façon. Tu m'aurais... oui, je le sais, tu l'eusses fait contre a propre volonté consciente... tu m'aurais haïe à cause de cet assujettissement. Je t'aurais été odieuse, tu 'aurais détestée, peut-être seulement quelques heures, peut-être seulement le bref intervalle de quelques inutes, - mais dans mon orgueil, je voulais que tu pensasses à moi toute ta vie sans le moindre nuage. J'aimais ieux prendre tout sur moi que de devenir une charge pour toi, être la seule, parmi toutes tes femmes, à qui tu enserais toujours avec amour, avec gratitude. Mais à la vérité, tu n'as jamais pensé à moi, tu m'as oubliée ! Je ne t'accuse pas, mon bien-aimé, non, je ne t'accuse pas. Pardonne-moi si parfois une goutte d'amertume oule de ma plume, pardonne-moi - mais mon enfant, notre enfant, n'est-il pas là, couché sous la flamme vacillante des cierges ? J'ai tendu mon poing serré vers Dieu et je l'ai appelé criminel ; la confusion et le trouble ègnent dans mes sens. Pardonne-moi cette plainte, pardonne-la-moi. Je sais bien qu'au plus profond de ton oeur tu es bon et secourable, que tu accordes ton assistance à qui la sollicite, que tu l'accordes même à celui qui 'est le plus étranger, s'il te la demande. Mais ta bonté est si bizarre ! C'est une bonté ouverte à chacun, chacun eut y puiser et y remplir ses mains ; elle est grande, infiniment grande, ta bonté, mais excuse-moi, elle est indolente. Elle veut qu'on l'assiège, qu'on lui fasse violence. Ton aide, tu la donnes quand on te fait appel, quand n t'adresse une prière ; ton appui, tu l'accordes par pudeur, par faiblesse et non par plaisir. Permets que je te ise franchement : ton amour ne va pas à l'homme qui est dans le besoin et la peine, de préférence à ton frère ui est dans le bonheur. Et les hommes comme toi, même les meilleurs d'entre eux, on a du mal à leur adresser une prière. Un jour, j'étais encore enfant, je vis par la lunette de la porte comment tu t'y pris pour faire l'aumône à un mendiant qui avait sonné chez toi. Tu lui donnas immédiatement, et beaucoup même, avant qu'il t'eût imploré, mais tu le fis avec une certaine inquiétude, avec une certaine hâte qui disait ton désir de le voir s'en aller bien vite. On eût dit que tu avais peur de le regarder dans les yeux. Cette façon fuyante de donner, cette appréhension, cette crainte d'être remercié, je ne l'ai jamais oubliée. Et c'est pourquoi je ne me suis jamais dressée à toi. Sans doute, je le sais, tu m'aurais alors secourue, sans même avoir la certitude que c'était bien ton nfant ; tu m'aurais consolée, donné de l'argent, de l'argent en abondance, mais toujours avec le désir impatient t secret d'écarter de toi les choses désagréables. Oui, je crois même que tu m'aurais engagée à supprimer 'enfant avant terme. Et cela, je le redoutais par-dessus tout, car que n'aurais-je pas fait, du moment que tu me le emandais, comment m'eût-il été possible de te refuser quelque chose ! Mais cet enfant était tout pour moi puisqu'il venait de toi ; c'était encore toi, non plus l'être heureux et nsouciant que tu étais et que je ne pouvais retenir, mais toi, pensais-je, devant m'appartenir pour toujours, mprisonné dans mon corps, lié à ma vie. Je te tenais enfin, à présent ; je pouvais en mes veines te sentir vivre et randir ; il m'était donné de te nourrir, de t'allaiter, de te couvrir de caresses et de baisers, quand mon âme en rûlait de désir. Vois-tu, mon bien-aimé, c'est pourquoi j'ai été heureuse quand j'ai su que je portais un enfant e toi ; et c'est pourquoi je me gardai de te le dire, car maintenant, tu ne pouvais plus m'échapper. Il est vrai, mon bien-aimé, qu'il n'y eut pas que des mois de bonheur, comme ma pensée s'en était réjouie 'avance. Il y eut aussi des mois pleins d'horreur et de tourments, pleins de dégoût devant la bassesse des ommes. Ma situation n'était pas facile. Pendant les derniers mois je ne pouvais plus aller au magasin de peur 'éveiller l'attention de la famille et de les voir avertir mes parents. Je ne voulais pas demander d'argent à ma ère ; je vécus donc, pendant le temps qui s'écoula jusqu'à mon accouchement, de la vente de quelques bijoux ue je possédais. Une semaine avant la délivrance, une blanchisseuse me vola dans une armoire les quelques ouronnes qui me restaient ; de sorte que je dus aller à l'hôpital. C'est là, en ce lieu où seules se réfugient en leur détresse les femmes les plus pauvres, les réprouvées, les oubliées, là au milieu de la plus rebutante misère, c'est là que l'enfant, ton enfant, est venu au monde. C'est à mourir, cet hôpital ; tout vous y est étranger, étranger, étranger ; et nous nous regardions comme des étrangères, nous qui gisions là, solitaires, et mutuellement pleines de haine, nous que seuls la misère et les mêmes tourments avaient contraintes à prendre place dans cette salle, à l'atmosphère viciée, emplie de chloroforme et de sang, de cris et de gémissements. Tout ce que la pauvreté doit subir d'humiliations, d'outrages moraux et physiques, je l'ai souffert, dans cette promiscuité avec des prostituées et des malades qui faisaient de la communauté de notre sort une commune infamie... Sous le cynisme de ces jeunes médecins qui, avec un sourire d'ironie, relevaient le drap de lit et palpaient le corps de la femme sans défense, sous un faux prétexte de souci scientifique... En présence de la cupidité des infirmières. Oh ! Là-bas, la pudeur humaine ne rencontre que des regards qui la crucifient et des paroles qui la flagellent. Votre nom sur une pancarte, c'est tout ce qui reste de vous, car ce qui gît dans le lit n'est qu'un paquet de chair pantelante, que tâtent les curieux et qui n'est plus qu'un objet d'exhibition et d'étude. Oh ! elles ne savent pas, les femmes qui donnent des enfants à leur mari aux petits soins, dans leur propre maison, ce que c'est que de mettre au monde un enfant lorsqu'on se trouve seule, sans protection et comme sur une table d'expérimentation médicale. Aujourd'hui encore, quand je rencontre dans un livre le mot "enfer", je pense immédiatement, malgré moi, à cette salle bondée dans laquelle, parmi les mauvaises odeurs, les gémissements, les rires et les cris sanglants de femmes entassées, j'ai tant souffert, - à cet abattoir de la pudeur. Pardonne-moi, pardonne-moi de te parler de cela ! Mais c'est la seule fois que je le fais, je ne t'en parlerai jamais plus, jamais plus. Pendant onze ans je n'en ai dit mot et bientôt je serai muette pour l'éternité. Je devais le crier une fois, ce que m'avait coûté cet enfant qui était ma félicité et qui à présent est là, inanimé. Je les avais déjà oubliées, ces heures-là, depuis longtemps oubliées, dans le sourire, dans la voix de l'enfant, dans mon bonheur ; mais maintenant qu'il est mort, mon supplice, lui, est devenu vivant, et j'avais besoin de soulager mon âme en le criant une fois, cette seule fois. Mais ce n'est pas toi que j'accuse ; je n'accuse que Dieu, rien que Dieu qui a voulu ce supplice absurde. Je ne t'accuse pas, je le jure, et jamais dans ma colère je ne me suis dressée contre toi. Même à l'heure où mon corps se tordait dans les douleurs, même lorsque devant les jeunes externes, il brûlait de honte en subissant les attouchements de leurs regards, même à la seconde où la douleur me déchira l'âme, jamais je ne t'ai accusé devant Dieu, jamais je n'ai regretté nos nuits ; jamais mon amour pour toi n'a subi l'atteinte d'un reproche de ma part ; toujours je t'ai aimé, toujours j'ai béni l'heure où je t'ai rencontré. Et dussé-je de nouveau traverser l'enfer de ces heures-là, quand bien même je saurais d'avance ce qui m'attend, ô mon bien-aimé, je referais encore une fois ce que j'ai fait, encore une fois, encore mille fois !   Notre enfant est mort hier. Tu ne l'as jamais connu. Jamais, même dans une fugitive rencontre, due au hasard, ce petit être en fleur, né de ton être, n'a frôlé en passant ton regard. Dès que j'eus cet enfant, je me tins cachée à tes yeux pendant longtemps. Mon ardent amour pour toi était devenu moins douloureux ; je crois même que je ne t'aimais plus aussi passionnément ; tout au moins, mon amour ne me faisait plus autant souffrir. Je ne voulais pas me partager entre toi et lui ; aussi je me consacrai non pas à toi, qui étais heureux et vivais en dehors de moi, mais à cet enfant qui avait besoin de moi, que je devais nourrir, que je pouvais prendre dans mes bras et couvrir de baisers. Je semblais délivrée du trouble que tu avais jeté dans mon âme, arrachée à mon mauvais destin, sauvée enfin par cet autre toi-même, mais qui était vraiment à moi ; et ce n'était plus que rarement, tout à fait rarement, que ma passion se portait humblement au-devant de ta maison. Je ne faisais qu'une chose : à ton anniversaire, je t'envoyais régulièrement un bouquet de roses blanches, exactement pareilles à celles que tu m'avais offertes après notre première nuit d'amour. T'es-tu jamais demandé en ces dix, en ces onze années, qui te les envoyait ? T'es-tu souvenu, peut-être, de celle à qui tu as donné, un jour, des roses pareilles ? Je l'ignore et je ne connaîtrai jamais ta réponse. Il me suffisait, quant à moi, de te les offrir secrètement et de faire éclore, une fois chaque année, le souvenir de cet instant. Tu ne l'as jamais connu, notre pauvre petit. Aujourd'hui, je m'en veux de l'avoir dérobé à tes yeux, car tu l'aurais aimé. Jamais tu ne l'as connu, le pauvre enfant, jamais tu ne l'as vu sourire, quand il soulevait légèrement ses paupières et que ses yeux noirs et intelligents - tes yeux ! - jetaient sur moi, sur le monde entier, leur lumière claire et joyeuse. Ah ! il était si gai, si charmant : toute la légèreté de ton être se retrouvait dans cet enfant ; ton imagination vive et remuante se renouvelait en lui ; pendant des heures entières, il pouvait s'amuser follement avec un objet, comme toi tu prends plaisir à jouer avec la vie ; puis on le voyait redevenir sérieux et se tenir assis devant ses livres, les sourcils froncés. Sa ressemblance avec toi grandissait chaque jour. Déjà même commençait à se développer en lui, visiblement, cette dualité de sérieux et d'enjouement qui t'est propre ; et plus il te ressemblait, plus je l'aimais. Il apprenait bien, et bavardait en français comme une petite pie ; ses cahiers étaient les plus propres de la classe ; avec cela, comme il était gentil, élégant, dans son costume de velours noir ou dans sa petite marinière blanche ! Partout où il allait, il était toujours le plus distingué ; quand je passais avec lui sur la plage de Grado {23} , les femmes s'arrêtaient et caressaient sa longue chevelure blonde ; quand il faisait du traîneau sur le emmering, les gens se retournaient vers lui avec admiration ! Il était si joli, si délicat, si complaisant ! Lorsque, 'année dernière, il devint interne au Theresianum, on eût dit un petit page du dix-huitième siècle à la façon dont l portait son uniforme et sa petite épée. À présent, il n'a plus rien que sa chemisette, le pauvre enfant, couché là, es lèvres décolorées et les mains jointes. Mais peut-être veux-tu savoir comment j'ai pu l'élever ainsi, dans le luxe, comment j'ai pu faire pour lui ermettre de vivre cette vie éclatante et joyeuse des enfants du grand monde ? Mon bien-aimé, je te parle du ein de l'ombre. Je n'ai pas de honte, je vais te le dire, mais ne t'effraie pas ; mon bien-aimé, je me suis vendue. e n'ai pas été précisément ce qu'on appelle une fille de la rue, une prostituée, mais je me suis vendue. J'ai eu de iches amis, des amants fortunés ; tout d'abord, je les ai cherchés, puis ce furent eux qui me cherchèrent, car - 'as-tu jamais remarqué ? - j'étais très jolie. Chaque homme à qui je me donnais me prenait en affection ; tous 'ont été reconnaissants, tous se sont attachés à moi, tous m'ont aimée... tous, sauf toi, oui, toi seul, ô mon bienimé ! Me méprises-tu à présent que je t'ai révélé que je me suis vendue ? Non, je le sais, tu ne me méprises pas ; je ais que tu comprends tout et que tu comprendras aussi que je l'ai seulement fait pour toi, pour cet autre toiême, pour ton enfant. J'avais touché, un jour, dans cette salle de l'hôpital, à l'horreur de la pauvreté ; je savais u'en ce monde le pauvre est toujours la victime, celui qu'on abaisse et foule aux pieds, et je ne voulais à aucun rix que ton enfant, ton enfant éclatant de beauté, grandît dans les bas-fonds, se pervertît au contact grossier es gens de la rue, s'étiolât dans l'air empesté d'un immeuble sur cour. Sa bouche délicate ne devait pas onnaître les mots du ruisseau, ni son corps d'ivoire le linge malodorant et rugueux du pauvre. Il fallait que ton nfant profitât de tout, de toute la richesse et de toutes les commodités de la terre : il fallait, à son tour, qu'il 'élevât au niveau de ta vie. C'est la raison, la seule raison, mon bien-aimé, pour laquelle je me suis vendue. Pour moi, ce n'a pas été un acrifice ; car ce que l'on nomme communément honneur ou déshonneur n'existait pas à mes yeux. Tu ne 'aimais pas, toi le seul à qui mon corps appartînt, donc ce que mon corps pouvait faire me laissait indifférente. es caresses des hommes, même leur passion la plus profonde, ne touchaient pas mon coeur, bien que je dusse ccorder beaucoup d'estime à plusieurs d'entre eux et que, devant leur amour sans retour, me rappelant mon ropre sort, la pitié m'ébranlât souvent. Tous ceux que je connus furent bons pour moi, tous m'ont gâtée, tous 'ont estimée. Surtout un comte, veuf et âgé, celui qui ne recula devant aucune démarche pour faire admettre u Theresianum l'enfant sans père, ton enfant. Il m'aimait comme sa fille. Trois fois, quatre fois il m'a demandée n mariage. Aujourd'hui, je serais comtesse, maîtresse d'un château féerique dans le Tyrol ; je n'aurais pas de oucis, car l'enfant aurait eu un père tendre et qui l'eût adoré, et moi, un mari distingué, bon et doux. Je n'ai pas ccepté, bien qu'il eût insisté très fort et très souvent, bien que mon refus lui eût fait beaucoup de mal. J'ai peuttre commis une folie, car je vivrais à présent tranquille, retirée en quelque lieu et avec moi, cet enfant, cet nfant chéri. Pourquoi ne pas te l'avouer ? Je ne voulais pas me lier ; je voulais à tout moment être à ta isposition. Au plus profond de mon coeur, dans mon être inconscient, vivait toujours ce vieux rêve enfantin que eut-être tu m'appellerais encore une fois, ne fût-ce que pour une heure. Et pour l'éventualité de cette heure, j'ai out repoussé, parce que je désirais être prête à ton premier appel. Toute ma vie, depuis que je suis sortie de 'enfance, a-t-elle été autre chose qu'une attente, l'attente de ta volonté ? Et cette heure est réellement venue. Mais tu ne sais pas quand. Tu ne t'en doutes pas, mon bien-aimé. Même ce moment-là, tu ne m'as pas reconnue - jamais, jamais, jamais tu ne m'as reconnue ! Oui, souvent déjà, je 'avais rencontré dans les théâtres, les concerts, au Prater, dans la rue - chaque fois mon coeur tressaillait, mais u passais sans me voir. Extérieurement, j'étais certes tout autre ; l'enfant craintive était devenue une femme, ne belle femme, comme on disait, couverte de superbes toilettes et entourée d'admirateurs. Comment aurais-tu u soupçonner en moi la timide jeune fille que tu avais vue à la lumière nocturne de ta chambre à coucher ! arfois, un des hommes avec qui j'étais te saluait ; tu répondais à son salut et levais les yeux vers moi ; mais ton egard était aussi étranger que courtois ; il m'appréciait seulement et ne me reconnaissait pas ; il était d'un tranger, atrocement étranger. Un jour, je me le rappelle encore, cet oubli de ma personne, auquel j'étais déjà resque habituée, fut pour moi un supplice. Je me trouvais dans une loge à l'Opéra, avec un ami, et tu étais assis ans la loge voisine. À l'ouverture, les lumières s'éteignirent ; je ne pouvais plus voir ton visage, mais je sentais on souffle si près de moi, comme je l'avais senti en cette nuit d'amour et, sur le rebord garni de velours qui éparait nos loges, reposait ta main, ta main fine et délicate. Un désir infini s'empara de moi : celui de me encher et de déposer humblement un baiser sur cette main étrangère, cette main chérie, dont j'avais un jour enti le tendre enlacement. Autour de moi, la musique répandait ses ondes pénétrantes ; mon désir devenait de lus en plus passionné. Je fus obligée de maîtriser mes nerfs pour ne pas me lever, si vive était la force qui ttirait mes lèvres vers ta chère main. À la fin du premier acte, je demandai à mon ami de nous en aller. Je ne ouvais plus supporter de t'avoir là, à côté de moi, si étranger et si proche, dans l'obscurité. Mais l'heure tant attendue vint pourtant, elle vint encore une fois, une dernière fois dans ma vie perdue. 'était, il y a exactement un an, le lendemain de ton anniversaire. Chose étrange, je n'avais cessé de penser à toi,

« détresse lesfemmes lesplus pauvres, lesréprouvées, lesoubliées, làau milieu delaplus rebutante misère,c’est là que l’enfant, tonenfant, estvenu aumonde.

C’estàmourir, cethôpital ; toutvous yest étranger, étranger, étranger ; etnous nousregardions commedesétrangères, nousquigisions là,solitaires, etmutuellement pleines de haine, nousqueseuls lamisère etles mêmes tourments avaientcontraintes àprendre placedanscette salle, à l’atmosphère viciée,emplie dechloroforme etde sang, decris etde gémissements.

Toutceque lapauvreté doit subir d’humiliations, d’outragesmorauxetphysiques, jel’ai souffert, danscette promiscuité avecdesprostituées et des malades quifaisaient delacommunauté denotre sortunecommune infamie…Souslecynisme deces jeunes médecins qui,avec unsourire d’ironie, relevaient ledrap delitetpalpaient lecorps delafemme sans défense, sousunfaux prétexte desouci scientifique… Enprésence delacupidité desinfirmières.

Oh !Là-bas, la pudeur humaine nerencontre quedesregards quilacrucifient etdes paroles quilaflagellent.

Votrenomsurune pancarte, c’esttoutcequi reste devous, carcequi gîtdans lelit n’est qu’un paquet dechair pantelante, que tâtent lescurieux etqui n’est plusqu’un objetd’exhibition etd’étude.

Oh !elles nesavent pas,lesfemmes qui donnent desenfants àleur mari auxpetits soins, dansleurpropre maison, ceque c’est quedemettre aumonde un enfant lorsqu’on setrouve seule,sansprotection etcomme surune table d’expérimentation médicale. Aujourd’hui encore,quandjerencontre dansunlivre lemot “enfer”, jepense immédiatement, malgrémoi,à cette sallebondée danslaquelle, parmilesmauvaises odeurs,lesgémissements, lesrires etles cris sanglants de femmes entassées, j’aitant souffert, –àcet abattoir delapudeur. Pardonne-moi, pardonne-moideteparler decela ! Maisc’estlaseule foisque jelefais, jene t’en parlerai jamais plus,jamais plus.Pendant onzeansjen’en aidit mot etbientôt jeserai muette pourl’éternité.

Jedevais le crier unefois, ceque m’avait coûtécetenfant quiétait mafélicité etqui àprésent estlà,inanimé.

Jeles avais déjà oubliées, cesheures-là, depuislongtemps oubliées,danslesourire, danslavoix del’enfant, dansmon bonheur ; maismaintenant qu’ilestmort, monsupplice, lui,estdevenu vivant,etj’avais besoin desoulager mon âme enlecriant unefois, cette seule fois. Mais cen’est pastoique j’accuse ; jen’accuse queDieu, rienqueDieu quiavoulu cesupplice absurde.

Jene t’accuse pas,jelejure, etjamais dansmacolère jene me suis dressée contretoi.Même àl’heure oùmon corps se tordait danslesdouleurs, mêmelorsque devantlesjeunes externes, ilbrûlait dehonte ensubissant les attouchements deleurs regards, mêmeàla seconde oùladouleur medéchira l’âme,jamais jene t’ai accusé devant Dieu,jamais jen’ai regretté nosnuits ; jamais monamour pourtoin’a subi l’atteinte d’unreproche dema part ; toujours jet’ai aimé, toujours j’aibéni l’heure oùjet’ai rencontré.

Etdussé-je denouveau traverser l’enfer de ces heures-là, quandbienmême jesaurais d’avance cequi m’attend, ômon bien-aimé, jereferais encoreune fois ceque j’aifait, encore unefois, encore millefois !   Notre enfant estmort hier.Tunel’as jamais connu.

Jamais, mêmedansunefugitive rencontre, dueau hasard, cepetit êtreenfleur, nédeton être, n’afrôlé enpassant tonregard.

Dèsquej’eus cetenfant, jeme tins cachée àtes yeux pendant longtemps.

Monardent amour pourtoiétait devenu moinsdouloureux ; jecrois même quejene t’aimais plusaussi passionnément ; toutaumoins, monamour neme faisait plusautant souffrir.

Jene voulais pasmepartager entretoietlui ; aussi jeme consacrai nonpasàtoi, quiétais heureux et vivais endehors demoi, mais àcet enfant quiavait besoin demoi, quejedevais nourrir, quejepouvais prendre dans mesbras etcouvrir debaisers.

Jesemblais délivréedutrouble quetuavais jetédans monâme, arrachée à mon mauvais destin,sauvéeenfinparcetautre toi-même, maisquiétait vraiment àmoi ; etce n’était plusque rarement, toutàfait rarement, quemapassion seportait humblement au-devantdetamaison.

Jene faisais qu’une chose : àton anniversaire, jet’envoyais régulièrement unbouquet deroses blanches, exactement pareilles àcelles quetum’avais offertes aprèsnotrepremière nuitd’amour.

T’es-tujamaisdemandé ences dix, en ces onze années, quiteles envoyait ? T’es-tusouvenu, peut-être, decelle àqui tuas donné, unjour, desroses pareilles ? Jel’ignore etjene connaîtrai jamaistaréponse.

Ilme suffisait, quantàmoi, deteles offrir secrètement etde faire éclore, unefoischaque année,lesouvenir decet instant. Tu nel’as jamais connu, notrepauvre petit.Aujourd’hui, jem’en veuxdel’avoir dérobé àtes yeux, cartu l’aurais aimé.Jamais tune l’as connu, lepauvre enfant, jamaistune l’as vusourire, quandilsoulevait légèrement sespaupières etque sesyeux noirs etintelligents –tes yeux ! –jetaient surmoi, surlemonde entier, leur lumière claireetjoyeuse.

Ah !ilétait sigai, sicharmant : toutelalégèreté deton être seretrouvait danscet enfant ; tonimagination viveetremuante serenouvelait enlui ; pendant desheures entières, ilpouvait s’amuser follement avecunobjet, comme toituprends plaisiràjouer aveclavie ; puis onlevoyait redevenir sérieuxetse tenir assisdevant seslivres, lessourcils froncés.

Saressemblance avectoigrandissait chaquejour.Déjàmême commençait àse développer enlui, visiblement, cettedualité desérieux etd’enjouement quit’est propre ; etplus il te ressemblait, plusjel’aimais.

Ilapprenait bien,etbavardait enfrançais commeunepetite pie ;sescahiers étaient lesplus propres delaclasse ; aveccela, comme ilétait gentil, élégant, danssoncostume develours noir ou dans sapetite marinière blanche !Partoutoùilallait, ilétait toujours leplus distingué ; quandjepassais avec lui sur laplage deGrado {23}. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles