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Paul Valéry, Hommage à Marcel Proust, dans Variété.

Publié le 26/04/2011

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proust

Tout genre littéraire naissant de quelque usage particulier du discours, le roman sait abuser du pouvoir immédiat et significatif de la parole, pour nous communiquer une ou plusieurs « vies « imaginaires, dont il institue les personnages, fixe le temps et le lieu, énonce les incidents, qu'il enchaîne par une ombre de causalité plus ou moins suffisante.    Tandis que le poème met en jeu directement notre organisme, et a pour limite le chant, qui est un exercice de liaison exacte et suivie entre l'ouïe, la forme de la voix, et l'expression articulée, — le roman veut exciter et soutenir en nous cette attente générale et irrégulière, qui est notre attente des événements réels : l'art du conteur imite leur bizarre déduction, ou leurs séquences ordinaires. Et tandis que le monde du poème est essentiellement fermé et complet en lui-même, étant le système pur des ornements et des chances du langage, l'univers du roman, même du fantastique, se relie au monde réel, comme le trompe-l'œil se raccorde aux choses tangibles parmi lesquelles un spectateur va et vient.    L'apparence de « vie « et dé « vérité «, qui est l'objet des calculs et des ambitions du romancier, tient à l'introduction incessante d'observations, — c'est-à-dire d'éléments reconnaissables, qu'il incorpore à son dessein. Une trame de détails véritables et arbitraires raccorde l'existence réelle du lecteur aux feintes existences des personnages; d'où ces simulacres prennent assez souvent d'étranges puissances de vie qui les rendent comparables, dans nos pensées, aux personnes authentiques. Nous leur prêtons, sans le savoir, tous les humains qui sont en nous, car notre faculté de vivre implique celle de faire vivre. Tant nous leur prêtons, tant vaut l'œuvre.    Il ne doit point y avoir de différences essentielles entre le roman et le récit naturel des choses que nous avons vues et entendues. Ni rythmes, ni figures, ni formes, ni même de composition déterminée ne lui sont imposés. Une seule loi, mais sous peine de la mort : il faut - et, d'ailleurs, il suffit — que la suite nous entraîne, et même nous aspire, vers une fin, — qui peut être l'illusion d'avoir vécu violemment ou profondément une aventure, ou bien celle de la connaissance précise d'individus inventés. Il est remarquable — on le montrerait aisément par l'exemple des romans populaires — qu'un ensemble d'indications toutes insignifiantes, et comme nulles une à une (puisqu'on peut les transformer, une à une, en d'autres d'égale facilité), produise l'intérêt passionné et l'effet de la vie. — Il n'en faut rien conclure contre le roman; mais tout au plus accuser quelque peu la vie, qui se trouve une somme parfaitement réelle de choses dont les unes sont vaines et les autres imaginaires...    Le roman peut donc admettre tout ce qu'appelle et admet chaque développement ordonné de notre mémoire, quand elle reprend et commente un temps que nous avons vécu : non seulement portraits, paysages, et ce qu'on nomme « psychologie «, mais encore toute sorte de pensées, allusions à toutes les connaissances. Il peut agiter, compulser tout l'esprit.    C'est en quoi le roman se rapproche formellement du rêve; on peut les définir l'un et l'autre, par la considération de cette curieuse propriété : que tous leurs écarts leur appartiennent.    Mais l'on associe généralement les poèmes avec les songes, et ce me semble légèrement pensé.    Au contraire des poèmes, un roman peut être résumé, c'est-à-dire raconté lui-même; il supporte qu'on en déduise une figure semblable; il contient toute une part qui peut, à volonté, devenir implicite. Il peut aussi être traduit, sans perte du principal. Il peut être développé intérieurement ou prolongé à l'infini, comme il peut être lu en plusieurs séances... Il n'y a d'autres bornes à sa durée et à sa diversité," que celles mêmes des loisirs et des forces de son lecteur; toutes les restrictions qu'on peut lui imposer ne procèdent pas de son essence, mais seulement des intentions et des décisions particulières de l'écrivain.    Paul Valéry, Hommage à Marcel Proust, dans Variété.

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