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Paul Valéry, Variété, Essais quasi politiques.

Publié le 31/03/2011

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L'éducation ne se borne pas à l'enfance et à l'adolescence. L'enseignement ne se limite pas à l'école. Toute la vie, notre milieu est notre éducateur, et un éducateur à la fois sévère et dangereux. Sévère, car les fautes ici se paient plus sérieusement que dans les collèges, et dangereux, car nous n'avons guère conscience de cette action éducatrice, bonne ou mauvaise, du milieu et de nos semblables. Nous apprenons quelque chose à chaque instant ; mais ces leçons immédiates sont en général insensibles. Nous sommes faits, pour une grande part, de tous les événements qui ont eu prise sur nous ; mais nous n'en distinguons pas les effets qui s'accumulent et se combinent en nous. Voyons d'un peu plus près comment cette éducation de hasard nous modifie. Je distinguerai deux sortes de ces leçons accidentelles de tous les instants : les unes, qui sont les-bonnes, ou, du moins, qui pourraient l'être, ce sont les leçons de choses, ce sont les expériences qui nous sont imposées, ce sont les faits qui sont directement observés ou subis par nous-mêmes. Plus cette observation est directe, plus nous percevons directement les choses ou les événements, ou les êtres, sans traduire aussitôt nos impressions en clichés, en formules toutes faites, et plus ces perceptions ont de valeur. J'ajoute — ce n'est pas un paradoxe — qu'une perception directe est d'autant plus précieuse que nous savons moins l'exprimer. Plus elle met en défaut les ressources de notre langage, plus elle nous contraint à les développer. Nous possédons en nous toute une réserve de formules, de dénominations, de locutions, toutes prêtes, qui sont de pure imitation, qui nous délivrent du soin de penser, et que nous avons tendance à prendre pour des solutions valables et appropriées. Nous répondrons le plus souvent à ce qui nous frappe par des paroles dont nous ne sommes pas les véritables auteurs. Notre pensée — ou ce que nous prenons pour noue pensée n'est alors qu'une simple réponse (automatique. C'est pourquoi il faut difficilement se croire soi-même sur parole. Je veux dire que la parole qui nous vient à l'esprit, généralement n'est pas de nous. Mais d'où vient-elle ? C'est ici que se manifeste le second genre de leçons dont je vous parlais. Ce sont celles qui ne nous sont pas données par notre expérience personnelle directe, mais que nous tenons de nos lectures ou de la bouche d'autrui. Vous le savez, mais vous ne l'avez peut-être pas assez médité, à quel point l'ère moderne est parlante. Nos villes sont couvertes de gigantesques écritures. La nuit même est peuplée de mots de feu. Dès le matin, des feuilles imprimées innombrables sont aux mains des passants, des voyageurs dans les trains, et des paresseux dans leurs lits. Il suffit de tourner un bouton dans sa chambre pour entendre les voix du monde, et parfois la voix de nos maîtres. Quant aux livres, on n'en a jamais tant publié. On n'a jamais tant lu, ou plutôt tant parcouru ! Que peut-il résulter de cette grande débauche ? Les mêmes effets que je vous décrivais tout à l'heure ; mais, cette fois, c'est notre sensibilité verbale qui est brutalisée, émoussée^ dégradée... Le langage s'use en nous. L'épithète est dépréciée. L'inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts. La louange et même l'injure sont dans la détresse ; on doit se fatiguer l'esprit à chercher de quoi glorifier ou insulter les gens! D'ailleurs, la quantité des publications, leur fréquence diurne, le flux des choses qui s'impriment ou se diffusent, emportent du matin au soir les jugements et les impressions, les mélangent et les malaxent, et font de nos cervelles une substance véritablement grise, où rien ne dure, rien ne domine, et nous éprouvons l'étrange impression de la monotonie de la nouveauté, et de l'ennui des merveilles et des extrêmes. Que faut-il conclure de ces constatations ?  

Si incomplètes qu'elles soient, je pense qu'elles suffisent à faire concevoir des craintes sérieuses sur des .dë£tins_de l'intelligence telle que nous la connaissons jusqu'ici. Nous sommes en possession d'un modèle de l'esprit et de divers étalons de valeur intellectuelle qui, quoique fort ancien, — pour ne pas dire : immémoriaux, — ne sont peut-être pas éternels. Paul Valéry, Variété, Essais quasi politiques. 1. Vous résumerez ce texte de Valéry en 180 mots. Une marge de 10 %, en plus ou en moins, est admise. Vous n'oublierez pas d'indiquer à la fin de votre résumé le nombre de mots que vous avez employés. 2. Vous expliquerez les deux expressions suivantes : — l'ère moderne est parlante ; — le langage s'use en nous. 3. Pensez-vous, comme Valéry, que nous ne sommes pas les auteurs de nos pensées ni de nos paroles? Comment remédier à ce danger ? Vous illustrerez vos réflexions d'exemples précis.

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