Devoir de Philosophie

Pour ou contre le machinisme ?

Publié le 12/06/2011

Extrait du document

« Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l'accuse d'abord de réduire l'ouvrier à l'état de machine, ensuite d'aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. « Mais si la machine procure à l'ouvrier un plus grand nombre d'heures de repos, et si l'ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu'aux prétendus amusements qu'un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu'il aura choisi, au lieu de s'en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d'ailleurs impossible) à l'outil, après suppression de la machine. Pour ce qui est de l'uniformité du produit, l'inconvénient en serait négligeable si l'économie de temps et de travail réalisée ainsi par l'ensemble de la nation permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités. « Là n'est pas notre grief contre le machinisme. Sans contester les services qu'il a rendus aux hommes en développant largement les moyens de satisfaire des besoins réels, nous lui reprocherons d'en avoir trop encouragé d'artificiels, d'avoir poussé au luxe, d'avoir favorisé les villes au détriment des campagnes, enfin d'avoir élargi la distance et transformé les rapports entre le patron et l'ouvrier, entre le capital et le travail. Tous ces effets pourraient d'ailleurs se corriger ; la machine ne serait plus alors que la grande bienfaitrice. « II faudrait que l'humanité entreprît de simplifier son existence avec autant de frénésie qu'elle en mit à la compliquer. « L'initiative ne peut venir que d'elle, car c'est elle, et non pas la prétendue force des cho-ses, encore moins une fatalité inhérente à la machine, qui a lancé sur une certaine piste l'esprit d'invention. «

Henri BERGSON. « Si nous croyons que la machine abîme l'homme c'est que, peut-être, nous manquons un peu de recul pour juger les effets de transformations aussi rapides que celles que nous avons subies. Que sont les cent années d'histoire de la machine en regard des deux cent mille années de l'histoire de l'homme ? C'est à peine si nous nous installons dans ce paysage de mines et de centrales électriques. « C'est à peine si nous commençons d'habiter cette maison nouvelle, que nous n'avons même pas achevé de bâtir. « Tout a changé si vite autour de nous : rapports humains, conditions de travail, coutumes. Notre psychologie elle-même a été bousculée dans ses bases les plus intimes. Les notions de séparation, d'absence, de distance, de retour, si les mots sont demeurés les mêmes, ne contiennent plus les mêmes réalités. « Pour saisir le monde d'aujourd'hui, nous usons d'un langage qui fut établi pour le monde d'hier. Et la vie du passé nous semble mieux répondre à notre nature, pour la seule raison qu'elle répond mieux à notre langage. « Chaque progrès nous a chassés un peu plus loin hors d'habitudes que nous avions à peine acquises, et nous sommes véritablement des émigrants qui n'ont pas encore fondé leur patrie. « Ainsi dans l'exaltation de nos progrès nous avons fait servir les hommes à l'établissement des voies ferrées, à l'érection des usines, au forage des puits de pétrole. Nous avions un peu oublié que nous dressions ces constructions pour servir les hommes. Notre morale fut, pendant la durée de la conquête, une morale de soldats. Mais il nous faut maintenant coloniser. Il nous faut rendre vivante cette maison neuve, qui n'a point encore de visage. La vérité, pour l'un, fut de bâtir, elle est, pour l'autre, d'habiter. «

Antoine de SAINT-EXUPÉRY, aviateur et écrivain français (1900-1944), Terre des hommes, Gallimard.

Liens utiles