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Quatre-vingt-treize J'ai grande, fit Georgette.

Publié le 12/04/2014

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Quatre-vingt-treize J'ai grande, fit Georgette. Et sa grandeur la consola de sa chute. La corniche d'entablement au-dessous des fenêtres était fort large ; la poussière des champs envolée du plateau de bruyère avait fini par s'y amasser ; les pluies avaient refait de la terre avec cette poussière ; le vent y avait apporté des graines, si bien qu'une ronce avait profité de ce peu de terre pour pousser là. Cette ronce était de l'espèce vivace dite mûrier de renard. On était en août, la ronce était couverte de mûres, et une branche de la ronce entrait par une fenêtre. Cette branche pendait presque jusqu'à terre. Gros-Alain, après avoir découvert la ficelle, après avoir découvert la charrette, découvrit cette ronce. Il s'en approcha. Il cueillit une mûre et la mangea. J'ai faim, dit René-Jean. Et Georgette, galopant sur ses genoux et sur ses mains, arriva. A eux trois, ils pillèrent la branche et mangèrent toutes les mûres. Ils s'en grisèrent et s'en barbouillèrent, et, tout vermeils de cette pourpre de la ronce, ces trois petits séraphins finirent par être trois petits faunes, ce qui eût choqué Dante et charmé Virgile. Ils riaient aux éclats. De temps en temps la ronce leur piquait les doigts. Rien pour rien. Georgette tendit à René-Jean son doigt où perlait une petite goutte de sang et dit en montrant la ronce: Pique. Gros-Alain, piqué aussi, regarda la ronce avec défiance et dit: C'est une bête. Non, répondit René-Jean, c'est un bâton. Un bâton, c'est méchant, reprit Gros-Alain. Georgette, cette fois encore, eut envie de pleurer, mais elle se mit à rire. V Cependant René-Jean, jaloux peut-être des découvertes de son frère cadet Gros-Alain, avait conçu un grand projet. Depuis quelque temps, tout en cueillant des mûres et en se piquant les doigts, ses yeux se tournaient fréquemment du côté du lutrin-pupitre monté sur pivot et isolé comme un monument au milieu de la bibliothèque. C'est sur ce lutrin que s'étalait le célèbre volume Saint-Barthélemy. C'était vraiment un in-quarto magnifique et mémorable. Ce Saint-Barthélemy avait été publié à Cologne par le fameux éditeur de la Bible de 1682, Bloeuw, en latin Coesius. Il avait été fabriqué par des presses à boîtes et à nerfs de boeuf ; il était imprimé, non sur papier de Hollande, mais sur ce beau papier arabe, si admiré par Edrisi, qui est en soie et coton et toujours blanc ; la reliure était de cuir doré et les fermoirs étaient d'argent ; les gardes étaient de ce parchemin que les parcheminiers de Paris faisaient serment d'acheter à la salle LIVRE TROISIEME. LE MASSACRE DE SAINT-BARTHELEMY 174 Quatre-vingt-treize Saint-Mathurin " et point ailleurs ". Ce volume était plein de gravures sur bois et sur cuivre et de figures géographiques de beaucoup de pays ; il était précédé d'une protestation des imprimeurs, papetiers et libraires contre l'édit de 1635 qui frappait d'un impôt " les cuirs, les bières, le pied fourché, le poisson de mer et le papier " ; et au verso du frontispice on lisait une dédicace adressée aux Gryphes, qui sont à Lyon ce que les Elzévirs sont à Amsterdam. De tout cela, il résultait un exemplaire illustre, presque aussi rare que l'Apostol de Moscou. Ce livre était beau ; c'est pourquoi René-Jean le regardait, trop peut-être. Le volume était précisément ouvert à une grande estampe représentant saint Barthélemy portant sa peau sur son bras. Cette estampe se voyait d'en bas. Quand toutes les mûres furent mangées, René-Jean la considéra avec un regard d'amour terrible, et Georgette, dont l'oeil suivait la direction des yeux de son frère, aperçut l'estampe et dit: Gimage. Ce mot sembla déterminer René-Jean. Alors, à la grande stupeur de Gros-Alain, il fit une chose extraordinaire. Une grosse chaise de chêne était dans un angle de la bibliothèque ; René-Jean marcha à cette chaise, la saisit et la traîna à lui tout seul jusqu'au pupitre. Puis, quand la chaise toucha le pupitre, il monta dessus et posa ses deux poings sur le livre. Parvenu à ce sommet, il sentit le besoin d'être magnifique ; il prit la " gimage " par le coin d'en haut et la déchira soigneusement ; cette déchirure de saint Barthélemy se fit de travers, mais ce ne fut pas la faute de René-Jean ; il laissa dans le livre tout le côté gauche avec un oeil et un peu de l'auréole du vieil évangéliste apocryphe, et offrit à Georgette l'autre moitié du saint et toute sa peau. Georgette reçut le saint et dit: Momomme. Et moi! cria Gros-Alain. Il en est de la première page arrachée comme du premier sang versé. Cela décide le carnage. René-Jean tourna le feuillet ; derrière le saint il y avait le commentateur, Pantoenus ; René-Jean décerna Pantoenus à Gros-Alain. Cependant Georgette déchira son grand morceau en deux petits, puis les deux petits en quatre, si bien que l'histoire pourrait dire que saint Barthélemy, après avoir été écorché en Arménie, fut écartelé en Bretagne. VI L'écartèlement terminé, Georgette tendit la main à René-Jean et dit : Encore! Après le saint et le commentateur venaient, portraits rébarbatifs, les glossateurs. Le premier en date était Gavantus ; René-Jean l'arracha et mit dans la main de Georgette Gavantus. Tous les glossateurs de saint Barthélemy y passèrent. Donner est une supériorité. René-Jean ne se réserva rien. Gros-Alain et Georgette le contemplaient ; cela lui suffisait ; il se contenta de l'admiration de son public. René-Jean, inépuisable et magnanime, offrit à Gros-Alain Fabricio Pignatelli et à Georgette le père Stilting ; il offrit à Gros-Alain Alphonse Tostat et à Georgette Cornelius a Lapide ; Gros-Alain eut Henri Hammond, et Georgette eut le père Roberti, augmenté d'une vue de la ville de Douai, où il naquit en 1619. Gros-Alain LIVRE TROISIEME. LE MASSACRE DE SAINT-BARTHELEMY 175

« Saint-Mathurin " et point ailleurs ".

Ce volume était plein de gravures sur bois et sur cuivre et de figures géographiques de beaucoup de pays ; il était précédé d'une protestation des imprimeurs, papetiers et libraires contre l'édit de 1635 qui frappait d'un impôt " les cuirs, les bières, le pied fourché, le poisson de mer et le papier " ; et au verso du frontispice on lisait une dédicace adressée aux Gryphes, qui sont à Lyon ce que les Elzévirs sont à Amsterdam.

De tout cela, il résultait un exemplaire illustre, presque aussi rare que l'Apostol de Moscou.

Ce livre était beau ; c'est pourquoi René-Jean le regardait, trop peut-être.

Le volume était précisément ouvert à une grande estampe représentant saint Barthélemy portant sa peau sur son bras.

Cette estampe se voyait d'en bas.

Quand toutes les mûres furent mangées, René-Jean la considéra avec un regard d'amour terrible, et Georgette, dont l'oeil suivait la direction des yeux de son frère, aperçut l'estampe et dit: \24 Gimage.

Ce mot sembla déterminer René-Jean.

Alors, à la grande stupeur de Gros-Alain, il fit une chose extraordinaire.

Une grosse chaise de chêne était dans un angle de la bibliothèque ; René-Jean marcha à cette chaise, la saisit et la traîna à lui tout seul jusqu'au pupitre.

Puis, quand la chaise toucha le pupitre, il monta dessus et posa ses deux poings sur le livre.

Parvenu à ce sommet, il sentit le besoin d'être magnifique ; il prit la " gimage " par le coin d'en haut et la déchira soigneusement ; cette déchirure de saint Barthélemy se fit de travers, mais ce ne fut pas la faute de René-Jean ; il laissa dans le livre tout le côté gauche avec un oeil et un peu de l'auréole du vieil évangéliste apocryphe, et offrit à Georgette l'autre moitié du saint et toute sa peau.

Georgette reçut le saint et dit: \24 Momomme.

\24 Et moi! cria Gros-Alain.

Il en est de la première page arrachée comme du premier sang versé.

Cela décide le carnage.

René-Jean tourna le feuillet ; derrière le saint il y avait le commentateur, Pantoenus ; René-Jean décerna Pantoenus à Gros-Alain.

Cependant Georgette déchira son grand morceau en deux petits, puis les deux petits en quatre, si bien que l'histoire pourrait dire que saint Barthélemy, après avoir été écorché en Arménie, fut écartelé en Bretagne.

VI L'écartèlement terminé, Georgette tendit la main à René-Jean et dit : \24 Encore! Après le saint et le commentateur venaient, portraits rébarbatifs, les glossateurs.

Le premier en date était Gavantus ; René-Jean l'arracha et mit dans la main de Georgette Gavantus.

Tous les glossateurs de saint Barthélemy y passèrent.

Donner est une supériorité.

René-Jean ne se réserva rien.

Gros-Alain et Georgette le contemplaient ; cela lui suffisait ; il se contenta de l'admiration de son public.

René-Jean, inépuisable et magnanime, offrit à Gros-Alain Fabricio Pignatelli et à Georgette le père Stilting ; il offrit à Gros-Alain Alphonse Tostat et à Georgette Cornelius a Lapide ; Gros-Alain eut Henri Hammond, et Georgette eut le père Roberti, augmenté d'une vue de la ville de Douai, où il naquit en 1619.

Gros-Alain Quatre-vingt-treize LIVRE TROISIEME.

LE MASSACRE DE SAINT-BARTHELEMY 175. »

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