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QUE FERONT CES ENFANTS ?

Publié le 11/08/2011

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C'est une famille peu ordinaire que celle-là, monsieur Jumbo, un musicien, un sculpteur, et un - comment dites-vous cela? - qui veut amener la justice sur terre. C'est un chemin difficile, mon petit Jons, très difficile. Personne jusqu'à présent n'en est venu à bout, pas même le bon Dieu, et pourtant c'eût été une bagatelle pour lui. Je n'ai jamais pu comprendre pourquoi un monde rempli d'injustices devait être plus salutaire qu'un monde juste. Et vous, monsieur Jumbo, vous l'avez compris? « Non, monsieur von Balk. « « Jamais compris, quand des parents disent à leurs enfants : « Plus tard, chers petits, plus tard. Vous ne pouvez pas comprendre ces choses-là. « Mais plus tard vous vous rendrez compte qu'il était bon pour vous de « recevoir des coups de trique «. C'eût été une bagatelle pour le bon Dieu de créer des enfants qui n'aient pas besoin d'être corrigés. Ce n'est pas un joli spectacle que ces corrections, surtout lorsque ce sont les grands qui en auraient le plus besoin. Je n'ai jamais pu comprendre. Et vous avez compris, vous, monsieur Jumbo? « Non, monsieur von Balk. « « Oui, la plupart des choses sont incompréhensibles en ce bas monde. On chantait au régiment un couplet plein de sens : « Qui n'a pas été uhlan et ne sait à quoi le uhlan pense, celui-là est tout à fait incapable de se représenter ce à quoi pense le uhlan. « Je ne puis pas davantage me représenter ce à quoi le bon Dieu a bien pu penser. Vous le pouvez, vous, monsieur Jumbo? « « Non, monsieur von Balk. « Il était déjà tard lorsqu'ils se levèrent de table et se séparèrent. M. von Balk avait beaucoup bu, mais il n'y avait pas pour cela plus de gaîté dans ses yeux. « Laisse cette grande Justice tranquille, Jons, dit-il; j'ai toujours estimé que le paysan propriétaire de trente arpents qui conduit convenablement son fumier au champ y apporte plus de justice que le prophète Isaïe. Il en a toujours été ainsi. La main vaut mieux que la bouche. Jons était maintenant élève de seconde, et les professeurs lui disaient « vous «. Il n'avait pas changé beaucoup de choses à son genre de vie, si ce n'est qu'il se mit, après cette soirée avec M. von Balk, à circuler un peu plus que jusqu'ici par la ville, dans ses moments de loisir. Et ce n'étaient plus désormais les musées ou les expositions qu'il étudiait lentement, mais la ville elle-même, et non pas la ville en soi, mais ses habitants. Le temps était venu où un livre pouvait le remplir de méfiance, et parfois c'était de tous les livres qu'il se méfiait. Son esprit resta longtemps occupé de ce que lui avait dit von Balk du paysan conduisant le fumier sur ses trente arpents de terre. Il n'y avait rien à voir pour lui dans lès quartiers où vivaient les riches; mais dans la banlieue où logeaient les pauvres, aux rives du fleuve, aux embarcadères du port, devant les guinguettes au-dessus de la porte desquelles pendait une ancre ou la grossière et luisante image d'un galion, un autre monde s'offrait à ses regards. On y parlait un autre langage que dans les livres aux belles reliures; on y désirait, haïssait et aimait d'autres choses que celles qu'il avait appvis à connaître à l'école. Il commençait à entrer dans ces années, douces et amères à la fois, dans lesquelles l'homme, tenant en ses mains les premières armes de l'esprit, encore imparfaites, et n'ayant pas encore la sagesse de les employer à son développement, les applique au piédestal des dieux qu'on a dressés devant lui. Et même les yeux les plus calmes s'aperçoivent que ce piédestal est friable. La plupart sont pris de frayeur, rejettent l'arme et redeviennent de patients adorateurs aux pieds de leurs prophètes et de leurs maîtres. Quelques-uns s'abandonnent à l'enivrement de leurs jeunes forces et de la destruction, et ne s'arrêtent que lorsqu'ils sont au milieu d'un champ de ruines, où les yeux aveugles des dieux fracassés les regardent avec tristesse « Je me parle à moi-même, répète l'enfant, je suis comme les autres, je ressemble aux autres. « Ses oreilles sifflaient; le désir de sommeil l'étendit dans le sable et il appuya sur son bras replié, sa tête. Le frémissement d'un bourdon l'entoura, puis s'éloigna, se perdit dans le ciel. Le vent d'est apportait l'odeur des fours à pain et des scieries. Il ferma les yeux. François MAURIAC. Le mystère Frontenac. Ed. Grasset, 1933.

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