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Raymond Aron, Les désillusions du progrès.

Publié le 26/04/2011

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L'usage que chacun fait de son temps libre, en fin de journée, en fin de semaine, durant les semaines de congé payé, ne se comprend que par rapport au travail et au mode d'existence dans la ville. La part faite au sport, au divertissement, à l'information ou à l'enrichissement, à la solitude ou au groupe varie selon les métiers, les modes ou les individus. Choix libre en ce sens qu'aucun règlement ne l'impose. Non pas nécessairement l'expression d'une liberté : la personne elle-même se soumet à des interdits et à des obligations qu'elle a inconsciemment intériorisés.    Chaque société a ses jeux et ceux-ci ont le même caractère d'évidence que les coutumes. Certains sociologues ont esquissé une typologie des jeux en relation avec la diversité des types sociaux : la sociabilité industrielle favorise manifestement les jeux de compétition et de hasard. Des deux côtés de l'Atlantique, les jeux de la télévision comportent une combinaison de l'élément d' « agon « et de l'élément d' « aléa «(1): la question qui vaut soixante-quatre dollars est une affaire de chance autant qu'une épreuve intellectuelle. Cette combinaison présente une parenté de style avec les régimes économiques ou politiques des sociétés modernes : en théorie, la hiérarchie sociale sanctionne les résultats d'une compétition équitable, en fait, les concurrents ne partent pas tous sur la même ligne. La bonne ou la mauvaise chance ont déterminé le sort de chacun (aux deux sens du mot sort).    Le sport dont l'expansion prodigieuse est un des phénomènes typiques de notre époque, marque le triomphe de l'esprit de compétition bien que l'élément de hasard ne disparaisse jamais entièrement. Il réhabilite des qualités qui n'ont plus guère de prix dans la compétition sociale. La force, l'adresse, la résistance, éliminées d'abord du travail (et du combat) aux échelons supérieurs de la hiérarchie, puis progressivement des échelons moyens ou inférieurs, sont, grâce au sport, réhabilitées, exaltées pour elles-mêmes. Outils, machines se substituent à la main et réduisent l'effort physique, le corps redevient le héros sur les stades autour desquels se pressent les foules. Certains sports n'ont pas dépassé les frontières d'une nation (cricket), d'autres ne se pratiquent guère en dehors d'une couche sociale étroite (golf), la plupart des sports, quelle qu'en soit la patrie d'origine, ont fait le tour du monde, adoptés, non pas seulement parce qu'ils venaient de pays prestigieux, mais parce qu'ils faisaient partie intégrante de la civilisation en voie de diffusion.    Les fermes à la campagne, les vieilles maisons transformées en résidences secondaires dans les villages français, les « dachas « autour de Moscou, témoignent du même effort spontané de compensation. Prisonnier du milieu artificiel, créé par la technique, l'habitant des villes cherche au-dehors la solitude, le contact avec la nature ou les relations sociales moins anonymes, moins faussement personnalisées que dans les usines ou les bureaux. Les caravanes, le campement partent du même besoin, authentiquement éprouvé, quelle que soit la part de l'imitation. Le tourisme, sous toutes ses formes, qu'il comporte un seul déplacement vers une autre résidence ou voyages et visites, signifie une évasion, l'expérience de conditions de vie différentes, parfois la découverte souhaitée d'autres lieux et d'autres gens.    La qualité, la liberté même du loisir ont été mises en question, comme sont mises en question la qualité et la liberté de l'existence professionnelle. En chaque milieu, les individus se croient obligés de remplir d'une certaine manière leur temps libre, l'organisation s'emparant à son tour des candidats au dépaysement; les visites de villes et de musées deviennent des corvées harassantes sous là conduite de guides professionnels. Le visiteur éprouve moins le p/aîsîr de voir qu'il ne savoure à l'avance celui d'avoir vu. En bref, la critique banale de la radio et de la télévision s'élargit elle-même en critique de « l'industrie des loisirs «. Critique ni entièrement fausse, ni tout à fait convaincante.    En l'état actuel de notre civilisation, l'individu a le plus souvent les loisirs de son travail : il ne suffit pas de donner ô presque tous des temps vides pour qu'ils les remplissent eux-mêmes de manière à s'enrichir. Aux yeux du moraliste, la qualité de « remplissage « ne compense pas la médiocrité de l'activité professionnelle. Il ne pourrait en aller autrement que le jour où la plupart des individus auraient reçu une formation intellectuelle qui les mettrait au-dessus du métier qu'ils exercent, qui leur inspirerait le goût et le courage d'être ce qu'ils sont. Encore devraient-ils ce jour-là échapper d'eux-mêmes aux prises de « l'industrie culturelle «.    Raymond Aron, Les désillusions du progrès.    Après avoir, à votre choix, résumé ou analysé ce texte, vous en dégagerez une idée qui vous a paru intéressante et vous exposerez votre point de vue personnel à son sujet.    (1) Agon : combat, compétition. Aléa : hasard, chance.

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