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SAINTE-BEUVE: Causeries du Lundi. Qu'est-ce qu'un Classique ?

Publié le 13/07/2011

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beuve

SAINTE-BEUVE (1804-1869). — Né h Boulogne-sur-Mer. Termina à Paris de solides études. Suivit quelques années les cours de l'Ecole de médecine. Se lance dans le journalisme. En 1837-38, fait un cours à Lausanne, sur Port-Royal, et un autre, à Liège, en 1848, sur « Chateaubriand et son groupe littéraire «. Professeur à l'Ecole normale supérieure, il écrivit des articles réguliers, d'abord au Moniteur, puis au Constitutionnel. Il a publié, outre ses cours sur Port-Royal et Chateaubriand, les Causeries du Lundi, les Portraits littéraires, Portraits de femmes, Portraits contemporains et un Tableau de la poésie française au XVIe siècle.

Cette définition du classique a été faite évidemment par les respectables académiciens nos devanciers en présence et en vue de ce qu'on appelait alors le romantique, c'est-à-dire en vue de l'ennemi. Il serait temps, ce me semble, de renoncer à ces définitions restrictives et craintives, et d'en élargir l'esprit. Un vrai classique, comme j'aimerais à l'entendre définir, c'est un auteur qui a enrichi l'esprit humain, qui en a réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque vérité morale non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et exploré ; qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention, sous une forme n'importe laquelle, mais large et grande, fine et sensée, saine et belle en soi; qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges. Un tel classique a pu être un moment révolutionnaire, il a pu le paraître du moins, mais il ne l'est pas: il n'a fait main basse d'abord autour de lui, il n'a renversé ce qui le gênait que pour rétablir bien vite l'équilibre au profit de l'ordre et du beau. On peut mettre, si l'on veut, des noms sous cette définition, que je voudrais faire exprès grandiose et flottante, ou, pour tout dire, généreuse. J'y mettrais d'abord le Corneille de Polyeucte, de Cinna et d'Horace. J'y mettrais Molière, le génie poétique le plus complet et le plus plein que nous ayons eu en français. Et en arrivant au monde moderne, que serait-ce donc? Les plus grands noms qu'on aperçoit au début des littératures sont ceux qui dérangent et choquent le plus certaines des idées restreintes qu'on a voulu donner du beau et du convenable en poésie. Shakespeare est-il un classique, par exemple? Oui, il l'est aujourd'hui pour l'Angleterre et pour le monde; mais, du temps de Pope, il ne l'était pas. Pope et ses amis étaient les seuls classiques par excellence; ils semblaient tels définitivement le lendemain de leur mort. Aujourd'hui ils sont classiques encore, et ils méritent de l'être, mais ils ne le sont que du second ordre, et les voilà à jamais dominés et remis à leur place par celui qui a repris la sienne sur les hauteurs de l'horizon. En fait de classiques, les plus imprévus sont encore les meilleurs et les plus grands: demandez-le plutôt à ces mâles génies vraiment nés immortels et perpétuellement florissants. Le moins classique, en apparence, des quatre grands poètes de Louis XIV, était Molière; on l'applaudissait alors bien plus qu'on ne l'estimait; on le goûtait sans savoir son prix. Le moins classique après lui semblait La Fontaine: et voyez après deux siècles, ce qui, pour tous deux, en est advenu. Bien avant Boileau, même avant Racine, ne sont-ils pas aujourd'hui unanimement reconnus les plus féconds et les plus riches pour les traits d'une morale universelle? Au reste, il ne s'agit véritablement de rien sacrifier, de rien déprécier. Le Temple du goût, je le crois, est à refaire; mais, en le rebâtissant, il s'agit simplement de l'agrandir, et qu'il devienne le Panthéon de tous les nobles humains, de tous ceux qui ont accru pour une part notable et durable la somme des jouissances et des titres de l'esprit.

L'ensemble. — Sainte-Beuve a véritablement créé au XIXe siècle la vraie critique littéraire; celle qui nous aide à comprendre et à apprécier les œuvres du génie. Il a parfaitement réalisé sa définition du critique : « un homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres «. Avec lui, la critique littéraire ne consiste ni en un mesquin dénigrement, ni en un exposé de thèses étroites. Il étudie et pénètre l'homme, sa vie, ses sentiments, pour arriver jusqu'à l'œuvre et en saisir toutes les moindres nuances qui en sont le reflet. Il comprend les écoles, les mouvements, les théories littéraires, comme l'expression même d'une époque, de ses grands faits, de ses besoins profonds. Ainsi, tandis que Classiques et Romantiques se querellaient sur des questions de détails, des conventions de forme, Sainte-Beuve voyait et dégageait d'une façon lumineuse ce qui fait le vrai classique : avoir «: enrichi l'esprit humain «, cc augmenté le trésor « de l'humanité. A ce titre, tous les hommes de génie, tous les grands créateurs sont des classiques.

Le style. — A une époque où la déclamation romantique battait son plein, Sainte-Beuve a donné l'exemple d'un style remarquablement simple et naturel. Il n'en est pas moins, d'ailleurs, vif et parfois brillant, mais sans rien d'affecté. On retrouve dans ce style tout le charme de la conversation. 

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