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Simone de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté.

Publié le 26/04/2011

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Le malheur de l'homme, a dit Descartes, vient de ce qu'il a d'abord été un enfant. En effet ces choix malheureux que font la plupart des hommes ne peuvent s'expliquer que parce qu'ils se sont opérés à partir de l'enfance. Ce qui caractérise la situation de l'enfant, c'est qu'il se trouve jeté dans un univers qu'il n'a pas contribué à constituer, qui a été façonné sans lui et qui lui apparaît comme un absolu auquel il ne peut que se soumettre; à ses yeux les inventions humaines: les mots, les mœurs, les valeurs, sont des faits donnés, inéluctables comme le ciel et les arbres; c'est dire que le monde où il vit est le monde du sérieux, puisque le propre de l'esprit de sérieux, c'est de considérer les valeurs comme des choses toutes faites. Et cela ne signifie pas que l'enfant soit lui-même sérieux; au contraire, il lui est permis de jouer, de dépenser librement son existence; dans son cercle enfantin, il éprouve qu'il peut poursuivre avec passion et atteindre dans la joie les buts qu'il s'est à lui-même proposés; mais s'il accomplit cette expérience en toute tranquillité, c'est précisément parce que le domaine ouvert à sa subjectivité paraît à ses propres yeux insignifiant, puéril, il s'y sent heureusement irresponsable. Le monde véritable, c'est celui des adultes où il ne lui est permis que de respecter et d'obéir; naïvement... il croit à l'être de ses parents, de ses professeurs : il les prend pour des divinités que ceux-ci cherchent vainement à être et dont ils se complaisent à emprunter l'apparence devant des yeux ingénus; les récompenses, les punitions, les prix, les paroles d'éloge ou de blâme lui insufflent la conviction qu'il existe un bien, un mal des fins en soi, comme il existe un soleil et une lune; dans cet univers de choses définies et pleines, il croit être lui aussi de façon définie et pleine : il est un bon petit garçon ou un mauvais sujet, il s'y complaît... Et même quand la joie d'exister est la plus forte, quand l'enfant s'y abandonne, il se sent protégé contre le risque de l'existence par ce plafond que des générations humaines ont édifié au-dessus de sa tête. Et c'est en cela que la condition de l'enfant (encore qu'elle puisse être par d'autres côtés malheureuse) est métaphysiquement privilégiée; l'enfant échappe normalement à l'angoisse de la liberté; il peut être à son gré indocile, paresseux, ses caprices et ses fautes ne concernent que lui; elles ne pèsent pas sur la terre; elles ne sauraient entamer l'ordre serein d'un monde qui existait avant lui, sans lui, où il est en sécurité par son insignifiance même... Il y a des êtres dont la vie entière s'écoule dans un monde infantile, parce que, maintenus dans un état de servitude et d'ignorance, ils ne possèdent aucun moyen de briser ce plafond tendu au-dessus de leurs têtes; comme l'enfant lui-même ils peuvent exercer leur liberté, mais seulement au sein de cet univers constitué avant eux, sans eux. C'est le cas par exemple des esclaves qui ne se sont pas encore élevés à la conscience de leur esclavage. Ce n'est pas tout à fait à tort que les planteurs du Sud considéraient comme de « grands enfants « les noirs qui subissaient docilement leur paternalisme; dans la mesure où ils respectaient le monde des blancs, la situation des esclaves noirs était exactement une situation infantile. Dans beaucoup de civilisations, cette situation est aussi celle des femmes qui ne peuvent que subir les lois, les dieux, les mœurs, les vérités créés par les mâles. Même aujourd'hui, dans les pays d'Occident, il y a encore beaucoup de femmes, parmi celles qui n'ont pas fait dans le travail l'apprentissage de leur liberté, qui s'abritent dans l'ombre des hommes; elles adoptent sans discussion les opinions et les valeurs reconnues par leur mari ou leur amant, et cela leur permet de développer des qualités enfantines interdites aux adultes parce qu'elles reposent sur un sentiment d'irresponsabilité. Si ce qu'on appelle la futilité des femmes a souvent tant de grâce et de charme, si parfois elle possède même un caractère émouvant d'authenticité, c'est que, tout comme les jeux enfantins, elle manifeste un goût gratuit et pur de l'existence, elle est absence de sérieux. Le malheur est qu'en beaucoup de cas cette insouciance, cette gaieté, ces inventions charmantes, impliquent une profonde complicité avec ce monde des hommes qu'elles semblent si gracieusement contester, et c'est à tort qu'on s'étonne de voir, dès que l'édifice qui les abrite semble en danger, des femmes sensibles, ingénues, légères, se montrer plus âpres, plus dures, voire plus furieuses ou plus cruelles que leurs maîtres. Alors on découvre quelle différence les distingue d'un véritable enfant : à l'enfant sa situation est imposée, tandis que la femme (j'entends la femme occidentale d'aujourd'hui) la choisit ou du moins y consent. L'ignorance, l'erreur sont des faits aussi inéluctables que les murs d'une prison; l'esclave noir du XVIIIe siècle, la musulmane enfermée au fond d'un harem, n'ont aucun instrument qui leur permette d'attaquer, fût-ce en pensée, fût-ce par l'étonnement ou la colère, la civilisation qui les opprime : leur conduite ne se définit et ne saurait se juger qu'au sein de ce donné; et il se peut que dans leur situation, limitée comme toute situation humaine, elles réalisent une parfaite affirmation de leur liberté. Mais, dès qu'une libération apparaît comme possible, ne pas exploiter cette possibilité est une démission de la liberté, démission qui implique la mauvaise foi et qui est une faute positive. Simone de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté.

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