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Théorie de l'émotion, selon Sartre

Publié le 16/03/2011

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sartre

     « La conduite émotive n'est pas sur le même plan que les autres conduites. Elle n'est pas effective; elle n'a pas pour fin d'agir réellement sur l'objet en tant que tel par l'entremise de moyens particuliers. Elle cherche à conférer à l'objet, par elle-même et sans le modifier, dans sa structure réelle, une autre qualité, une moindre résistance, une moindre présence, ou une plus grande existence, une plus grande présence, etc. En un mot, dans l'émotion, c'est le corps qui, dirigé par la conscience, change ses rapports au monde pour que le monde change ses qualités. Soit par exemple la peur passive; je vois venir vers moi une bête féroce; mes jambes se dérobent sous moi, mon cœur bat plus faiblement, je pâlis, tombe évanoui. Rien ne semble moins adapté que cette conduite qui livre sans défense mais c'est une conduite d'évasion; l'évanouissement est un refuge, mais qu'on ne croit pas que ce soit un refuge pour moi, que je cherche à me sauver, à ne plus voir la bête féroce; je ne suis pas sorti du plan irréfléchi, mais faute de pouvoir éviter le danger, par les voies normales, je l'ai nié : j'ai voulu l'anéantir.

   L'urgence du danger a servi de motif pour une intention annihilante qui a commandé une conduite magique. Et par le fait, je l'ai anéanti autant qu'il était en mon pouvoir : ce sont là les limites de mon action magique sur le monde; je peux le supprimer comme objet de conscience, mais seulement en supprimer la conscience; qu'on ne croie point que la conduite physiologique de la peur passive soit pur désordre : elle représente la réalisation brusque des conditions corporelles qui accompagnent ordinairement le passage de la veille au sommeil.    La fuite dans la peur active est tenue à tort pour une conduite rationnelle : on y voit le calcul court de quelqu'un qui veut mettre entre soi et le pénible la plus grande distance possible; mais c'est mal comprendre cette conduite : nous ne fuyons pas pour nous mettre à l'abri, mais faute de pouvoir nous annihiler dans l'évanouissement, la fuite est un évanouissement joué; c'est une conduite magique qui consiste à nier l'objet dangereux avec tout notre corps, en renversant la structure matérielle de l'espace où nous vivons, en créant une direction potentielle de l'autre côté : façon de nier. C'est de la même façon que les boxeurs novices se jettent sur l'adversaire en fermant les yeux : ils refusent d'apercevoir les poings et suppriment symboliquement leur efficacité.    Ainsi le véritable sens de la peur nous apparaît : c'est une conscience qui vise à nier, à travers une conduite magique, un objet du monde extérieur et qui ira jusqu'à s'anéantir pour anéantir l'objet avec elle. «    J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions, Hermann, nouvelle édition 1960, p. 44-45   

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